le vocabulaire du changement

Le langage structure notre pensée et donc conditionne nos comportements, se référer aux travaux de Lera Boroditsky : How language shapes the way we think  

People who speak different languages do indeed think differently and that even flukes of grammar can profoundly affect how we see the world

Lera Boroditsky

Je vous suggère également la conférence TED de 2015 par Mary Page Wilson-Lyons : « Les mots créent les univers ».

« words make worlds »

J’interviens souvent en « agent du changement », dans le cadre de « transformation ».

Il m’a semblé fructueux de prendre un temps pour considérer les mots que nous employons quasi indifféremment au quotidien : « changement, transition, transformation, métamorphose, évoluer, s’adapter » …

Quelle vision sous-jacente véhiculent-ils ? Comment conditionnent-ils notre rapport au changement ?

Changement

Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/changement/14612

fait de ne plus être le même – passage d’un état à un autre

Si l’on considère le changement d’un système, cette définition pose au moins deux questions :

1) Qu’est-ce qui n’est plus le même ? A quel niveau ce situe cette différence ? Si elle menace l’identité du système (personne ou collectif), les mécanismes de régulation du système, qui maintiennent l’identité, vont réagir fortement pour la préserver.

2) Qu’est-ce que ce moment de passage entre deux états ? S’il ne se caractérise pas lui-même comme un état, là encore les mécanismes homéostatiques vont travailler à retrouver un équilibre le plus rapidement possible. Le système « n’aime » pas l’indéfini.

La notion d’état est une conception occidentale héritée de la pensée grecque qui sépare pour distinguer.

Pour prendre une analogie, si le changement c’est passer de 1 à 2, quid de « l’entre 1 à 2 » ? Pour remédier à ce manque dans la quantification par les nombres entiers, les mathématiques ont introduit les nombres … réels, qui permettent de penser cet entre deux du monde des mathématiques discrètes, base du numérique. Peut-être est-ce difficile de penser continu dans un monde ou le binaire, donc le discret, fait socle ?

Classiquement, la « conduite du changement » définit un état présent, décrit un état désiré, détermine l’écart entre les deux et construit le plan parfait qui permettra de réduire cet écart. État de départ et état d’arrivée sont séparés, figés dans leurs caractéristiques, insensibles au contexte et au changement lui-même. C’est un raisonnement scolaire, ceteris paribus, c-à-d figeant arbitrairement l’évolution du monde toute chose égale par ailleurs.

Monsieur le Monde vous êtes priés de ne pas bouger pendant que je conduis mon changement !

François Jullien dans « Les Transformations silencieuses » invite à considérer la notion de transition en considérant que les transformations sont continues et silencieuses.

(…) comme aussi les Révolutions se renversant, sans crier gare, en privilèges, ou bien le réchauffement de la planète : autant de modifications qui ne cessent de se produire ouvertement devant nous, mais si continûment et de façon globale, de sorte qu’on ne les perçoit pas. Mais on en constate soudain le résultat – qui nous revient en plein visage. Or si cette transformation continue nous échappe, c’est sans doute que l’outil de la philosophie grecque, pensant en termes de formes déterminées, échouait à capter cette indéterminable de la transition. De là l’intérêt à passer par la pensée chinoise pour prêter attention à ce même : celui de « transformations silencieuses » qui, sous le sonore de l’événement, rendent compte de la fluidité de la vie et éclairent les maturations de l’Histoire tout autant que de la Nature.

François Jullien
Les transformations silencieuses
Les transformations silencieuses de François Jullien

L’idée sous-jacente que le changement amènera à un nouvel état stable, où tout ira mieux, est une illusion. Il s’agit moins de changer vers un nouvel état, que d’apprendre à vivre et agir dans la transition.

Le Larousse décrit le changement comme « Modification profonde, rupture de rythme, tout ce qui rompt les habitudes, bouleverse l’ordre établi« 

Les entreprises ont-elles conscience quand elles font appel à un agent du changement que son rôle est d’amener une modification profonde, qu’il aura pour fonction de rompre les habitudes et bouleverser l’ordre établi ?

Illustration de cette pensée qui sépare en états distincts, en avant-après, la transformation agile : on fait appel à un « coach agile » qui sera chargé de provoquer le changement d’un état présent « pas agile » vers un état désiré « agile ». Pour passer d’un état à un autre, un changement brutal s’impose, qui ne pourra s’obtenir, que par une réorganisation dont l’impact sera supposé proportionnel à l’ampleur.

Puisque les états sont pensés disjoints et que la transition n’est pas envisagée, le changement ignore le potentiel d’agilité que François Jullien nous invite à penser déjà présent aujourd’hui, quoique silencieux. Cette recherche de ce qui est déjà là se retrouve a contrario dans les démarches appréciatives du type « Appreciative Inquiry », dans l’identification des fines traces en « Approche narrative », dans la recherche des exceptions en mode « Solution Focus »…

Avec un humour involontaire, le Larousse ajoute comme exemple d’utilisation : « aimer le changement » !

Transition

Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/transition/79157

Passage d’un état à un autre.

État, degré intermédiaire, passage progressif entre deux états, deux situations.

Passage graduel d’une idée ou d’un développement à un autre.

Quel est cet état entre deux états, ce passage progressif ?

On voit bien que, même pour parler de transition, notre langage répugne à considérer la continuité car dans notre pensée, elle ne permet pas de décrire et d’appliquer la logique binaire. La continuité inquiète, elle est déstabilisante, incertaine, ambigüe…Où se trouve la Vérité rassurante ?

Il semble pourtant que l’idée d’un monde VICA, la crise sanitaire et économique que nous vivons, la double catastrophe climatique et biologique à l’œuvre, invitent à renoncer à atteindre des états stables. La transition devient l’état de référence, un processus de développement permanent.

Processus versus état

Transformation

Larousse : href=https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/transformation/79116

passage d’une forme à une autre

L’aspect thermodynamique de la suite de la définition est plus inspirant :

Thermodynamique : modification que subit un système du fait de ses échanges d’énergie avec le milieu extérieur.

En lien avec la vision systémique qui s’inspire de la seconde loi de la thermodynamique, la transformation prend ici un nouveau sens. Le système se transforme en permanence du fait de ses échanges avec le milieu extérieur. Pour le monde de l’entreprise, on parlera davantage de flux (dont l’information) que d’énergie (qui peut être modélisée sous forme d’information). Plus il y a d’échanges, plus cela induit de transformation. Celle-ci n’a donc ni début ni fin. Ce n’est ni un projet, ni un programme, mais une fonction du système.

L’agilité du système peut alors se définir par sa capacité à changer plus ou moins facilement de forme au gré des fluctuations provoquées par les événements. Autrement dit l’agilité n’est pas un état résultat, mais une capacité de changement permanent pour adopter la forme optimale temporairement adaptée aux échanges incessants d’information.

Transformer

On voit toute l’opposition avec la conception de l’industrialisation qui consiste à renforcer un état en optimisant au maximum les composants de sa forme actuelle. On conçoit aussi toute la difficulté qu’un système ainsi optimisé pour une forme donnée peut rencontrer pour évoluer vers un  « état » de transformation permanente.

agilité système
Incapacités et dissonances stimulent les transformations

Métamorphose

Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/m%C3%A9tamorphose/50881

Modification complète du caractère, de l’état de quelqu’un, de l’aspect ou de la forme de quelque chose

Il semble que certaines demandes de changement en entreprise relèvent de l’illusion d’une métamorphose magique (Harry Potter). N’oublions pas que les magiciens sont des illusionistes.

Ainsi, pour une grande organisation, l’illusion de pouvoir se comporter comme une startup, tout avoir, sans rien abandonner.

Métamorphose

Dans cette approche « magique », l’intervenant extérieur, le magicien, dispose d’une baguette magique ou d’une potion miracle, bref d’un outil qui fera tout le travail. Si la métamorphose échoue, c’est que le magicien n’était pas assez expert ou son outil pas assez puissant.

Évoluer

Larousse : href=https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/%C3%A9voluer/31897

Se déplacer en se comportant de telle ou telle manière, en particulier se mouvoir en dansant : 

Exécuter des mouvements d’ensemble, en parlant d’unités militaires

Passer d’un état à un autre, par des phases successives, en progressant ou en s’aggravant

Se transformer psychologiquement, modifier sa manière de penser, de se conduire

Se mouvoir en dansant…

S’il s’agit bien d’évoluer ensemble en se comportant de telle ou telle manière, on retrouve la notion sous-jacente qu’il y a aura évolution vers un autre état, que l’on peut de nouveau avoir l’illusion de penser stable ou définitif.

Cette définition amène cependant un nouvel apport : modifier sa manière de penser, de se conduire. Dans la vision circulaire apportée par la systémique, nous considérons que chaque modification sur un domaine impacte l’autre : modifier sa pensée, change les comportements, qui à leur tour influencent la pensée par l’évaluation de leurs résultats. Et réciproquement !

L’évolution ne demande donc pas de choisir, mais de combiner, à la fois évolution de la pensée, des modèles mentaux et des comportements. Mais pas l’un sans l’autre…

S’adapter

Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/s_adapter/1005

Être ajusté, approprié, convenir (à quelque chose) : clé qui s’adapte mal à une serrure.

Suivre telle ou telle direction pour convenir à une situation, avoir tel ou tel comportement, être en accord avec son milieu, une situation nouvelle.

L’idée forte de l’adaptation d’un point de vue systémique me parait être de se référer au contexte environnant. L’adaptation ne se décrète pas d’un point de vue « auto-centré », c-à-d en se référent au système lui-même dans un absolu théorique, mais relativement, en se référant concrètement à la situation dans laquelle se trouve le système. Il s’agit bien d’être en accord avec son milieu. Seules les boucles de feedback pourront nous informer sur notre ajustement. Comme je l’ai déjà développé dans ce que le sport m’a appris d’agile, l’image qui me vient ici est celle du barreur d’un voilier qui s’adapte continuellement à la situation : variations de vent, état de la mer, fluctuations induites par sa propre vitesse…

En conclusion : vision systémique de « Palo-Alto »

Selon l’incontournable Paul Watzlawick, auteur « The Language of Change » (et sa relation au non-conscient) :

« Plus le système est ‘sain’, plus vaste est le répertoire de règles et plus les règles elles-mêmes paraissent flexibles. Plus le système est ‘malade’, plus les règles sont étouffantes et strictes. (…) Le système ‘malade’ semble dépourvu d’un trait essentiel qui caractérise le système ‘sain’ : (…) [il est] privé de ‘méta-règles’, de règles permettant de changer les règles ».

Paul Watzlawick

Le symptôme ou la pathologie apparaissent quand les « méta-règles » manquent et que le système devient trop rigide.

Watzlawick P., « Patterns of Psychotic Communication », in Problems of Psychosis,
textes rassemblés par Doucet & Laurin, Amsterdam : EXCERPTA MEDICA, 1971.
Traduction française, « Structure de la communication psychotique » in La nouvelle
communication, sous la direction de Winkin Y., 2ème édition, Paris : EDITION DU SEUIL,
coll. « Points Essais », 2000.

Une belle illustration des propos de Watzlawick est fournie par la manière dont les entreprises réagissent à la crise sanitaire et économique provoquée par le COVID. Les entreprises « saines » sont capables d’évoluer dans la contrainte en changeant leurs modes de fonctionnement sans perdre leur identité. Elles arrivent à changer les anciennes règles à l’intérieur d’un cadre (méta-règles) qui préserve l’identité.

Les entreprises « malades » tentent de fonctionner dans la crise en appliquant leurs règles habituelles (C2 ou Command & Control) ou encore se bloquent en attendant un hypothétique « retour à la normale ».

« Certains systèmes accentuent la stabilité pour s’opposer à la transformation »

Mara Selvini Palazzoli (1983)

L’utilisation consciente d’un langage reflétant le processus plutôt que l’état, l’évolution plutôt que la métamorphose, le continu plutôt que le discontinu, le relatif plutôt que l’absolu et l’accord plutôt que la cible, me parait nécessaire pour renforcer la capacité de nos systèmes à s’adapter aux turbulences…


Se référer aussi à :

• l’article Le changement (Évoluer, se développer ou progresser implique nécessairement des changements)

• la réflexion d’Ibrahima Fall « Le changement, meilleur ennemi de la transformation ?« 

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