L’intelligence de la situation ou l’art de la représentation des problèmes

Résumé

Ce texte explore la représentation d’un problème au travers des travaux de H.A. Simon et J-L Le Moigne. Soulignant l’impact des intentions du sujet sur la perception des problèmes, la notion de ‘dissonance’ entre le ‘réel perçu’ et le ‘réel voulu’ est identifiée comme déclenchant la conscience d’un problème.

En raison de la complexité des situations, résoudre ce problème implique une décision basée sur des heuristiques plutôt que des algorithmes. 

Le modèle IMC d’Herbert Simon décrit le processus de prise de décision en trois étapes : Intelligence, Modélisation et Choix. Le texte souligne l’importance de la phase d’Intelligence dans ce processus décisionnel, et en conséquence l’importance de s’entraîner à l’intelligence des situations complexes

Comment une personne disposant d’une culture et de connaissances antérieures diverses, organise-t-elle cette masse complexe d’information en un problème formulé ?

En psychologie cognitive, ce phénomène est devenu un thème central de recherche : celui de la Représentation du Problème.

H.A. Simon, 1982, Models of bounded rationality – cité par Jean-Louis Le Moigne (1999)

Avis aux personnes avides de nouveauté, nous élaborons cette réflexion à partir de modèles des années 80 🙂, modèles qui méritent cependant d’être pris en compte, si l’on considère qu’ils ont contribué à l’essor de technologies comme l’Intelligence Artificielle (I.A.)…pas rien…

Comment détectons-nous un “problème” ?

J-L Le Moigne énonce qu’un problème résulte du ressenti par un sujet d’une “dissonance”, c-à-d un écart entre le “réel perçu” et le “réel voulu”. Le monde n’est pas tel que je le souhaite, cela me pose un “problème” et m’invite à le “résoudre”, c-à-d à diminuer l’écart ressenti entre perception et volition. 

Notons qu’un problème commence donc par un ressenti, une émotion qui va amener le sujet à un processus cognitif. Dans d’autres articles, je m’intéresse à la manière de tirer parti des émotions inconfortables ressenties par un accompagnant avec la technique de la “ Méchante Connotation Positive” (cf. bibliographie en fin d’article).

Le problème résulte d’une intention du sujet par rapport “au réel”.

Les problèmes ne sont pas donnés à priori mais construits : il n’y a décision que parce qu’il y a projet, projet a priori complexe, modélisé par un processus de finalisation

J-L Le Moigne

Ce n’est pas le réel, mais l’intention par rapport au réel qui “fait problème” en générant un écart avec la perception du réel.

Prenons par exemple un acteur (individuel ou collectif) qui manque de confiance en lui. Une stratégie efficace, pour éviter d’affronter des problèmes qu’il ne sent pas apte à résoudre, consiste à adopter l’inaction, l’immobilisme. Pas de projet, pas de problème. 

Mais l’immobilisme est aussi un projet…qui amènera son lot de problèmes…

Des heuristiques pour la complexité

La complexité est également une construction du sujet.

“Nos interrogations ne portent pas sur les phénomènes eux-mêmes, mais sur les multiples représentations que s’en construisent les acteurs concernés. L’intelligibilité n’excluant pas l’imprévisibilité, la complexité est alors une propriété attribuée, délibérément, par les acteurs aux modèles par lesquels ils se représentent les phénomènes qu’ils déclarent complexes.”

J-L Le Moigne (1999)

Et, mauvaise nouvelle, en situation complexe, il n’existe pas de décision optimum :

“Toute décision en situation complexe est une décision multicritère, et il existe a priori plusieurs solutions satisfaisantes à un problème de sélection multi critères.”

J-L Le Moigne (1999)

C’est l’un des aspects qui amène Simon à proposer le concept de “rationalité limitée”(bounded rationality), processus conduisant à des solutions satisfaisantes, cognitivement économiques, mais non optimales du point de vue de la rationalité absolue.

Comment résolvons-nous les problèmes ?

Pour comprendre le défi que pose la complexité, il est crucial de distinguer entre heuristique et algorithme :

  • “une heuristique est un raisonnement formalisé de résolution de problème dont on tient pour plausible, mais non certain, qu’il conduira à la détermination d’une solution satisfaisante du problème. Un raisonnement par tâtonnement ou par analogie fonctionnelle est habituellement une heuristique.
  • un algorithme est un raisonnement formalisé de résolution de problème dont on a au préalable démontré formellement la convergence, donc dont on tient pour certains qu’il conduira à la détermination de la solution du problème. Les algorithmes type sont ceux du calcul de la solution optimum d’un problème type. “ Le Moigne

Dans une situation complexe, que les scientifiques peuvent qualifier “d’indécidable”, il n’y a pas de convergence connue. Appliquer un algorithme (“procédure ») est donc inapproprié et conduit à des décisions que Le Moigne propose de qualifier “d’inadéquates”.

Dans un contexte complexe, il est plus adapté de recourir à des heuristiques. 

C’est ce que font les experts : 

L’expert ici n’est pas celui qui démontre la convergence d’un bon algorithme, mais celui qui, par ruse raisonnée, dispose de larges collections d’heuristiques plausibles.

J-L Le Moigne

Cette approche a donné naissance à la modélisation de “systèmes experts” (ceux que j’ai étudié en école d’ingénieur au siècle dernier !) et de manière plus opérationnelle à ce que l’on nomme aujourd’hui “l’Intelligence artificielle”.

Comment prenons-nous une décision ?

Pour nos deux compères, résoudre un problème, c’est décider !

Herbert Simon a développé le modèle IMC, un acronyme représentant les trois étapes fondamentales du processus de prise de décision :

  • Intelligence : Collecte et analyse des informations. 
  • Modélisation : Élaboration de modèles pour comprendre les options. 
  • Choix : Sélection de l’option qui correspond le mieux aux critères, “meilleure” option.

Dans son ouvrage “Modélisation des systèmes complexes” (1999), Jean-Louis Le Moigne décrit ce modèle sous la forme suivante :

“la décision peut-être représentée par la conjonction récursive de 3 sous-systèmes stables, chacun d’eux pouvant être représenté à son tour par un système de décision : 

  1. Le système d’Intelligence (compréhension ou formulation de problème)
  2.  le système de Conception (résolution et évaluation des solutions alternatives)
  3.  le système de Sélection ( choix multicritère de l’action décisionnelle)”

Il s’agit d’un processus itératif où chaque étape peut être re-parcourue jusqu’à aboutir à deux types de décisions possibles :

1) décision de finalisation : l’individu ne trouve pas de “solution” et réévalue la dissonance “en revoyant ses ambitions à la baisse” , c-à-d en ré-envisageant ce qu’il veut du réel, son projet.

2) décision d’action : l’individu a identifié une solution acceptable et va agir sur le “réel perçu” pour la mettre en œuvre et ainsi modifier “le réel”… ou tout au moins sa perception du réel.

Quelles possibilités d’accompagnement ?

Ce modèle élargit nos possibilités d’accompagnement à la prise de décision.

A) Nous pouvons ainsi intervenir sur ce qui fait problème :

  • travailler sur la perception de la situation
  • ou travailler sur le projet

B) Nous pouvons également intervenir sur les 3 étapes d’élaboration

Dans le parcours de formation “un regard systémique sur l’entreprise”, nous nous entraînons principalement sur A et sur le processus d’Intelligence de B.

L’étape de l’Intelligence

La qualité de la décision finale, c-à-d son adéquation entre projet et perception, dépend prioritairement de l’étape de l’Intelligence (compréhension ou formulation de problème). C’est souvent la phase que nous négligeons, pressés par le temps et l’urgence d’agir.

Comme l’écrit le site SI & Management (http://www.sietmanagement.fr/decision-organisationnelle-rationalite-procedurale-les-boucles-imc-h-simon/) :

la phase d’INTELLIGENCE devient l’étape primordiale: l’art du décideur consiste surtout à définir où est le vrai problème (“problem finding”). Il s’agit de créer un espace de problème, un « lieu de travail » conceptuel qui structurera ensuite l’entrée de l’information et les méthodes de traitement..

SI & Management

S’entraîner à l’intelligence de situation

Notre parcours de formation au regard systémique invite à “Résoudre les problèmes …sans chercher de solutions” c-à-d sans sauter directement à la phase de sélection d’une décision d’action.

“C’est dans la recherche et l’invention d’heuristiques permettant l’exercice de l’Intelligence et de la Conception que l’on peut espérer “enrichir” la gamme des comportements adaptatifs des systèmes complexes”.

J-L Le Moigne

Pour nous, cela se concrétise par un entraînement prioritaire sur l’intelligence de situation

Avec l’intention d’enrichir ainsi la gamme des comportements adaptatifs des systèmes complexes…

La série suivante de deux vidéos décrit l’application sur le cas d’un changement demandé en entreprise :

Vous y trouverez un exemple d’outil, le carré magique systémique, permettant de soutenir la mise en œuvre de l’intelligence de situation…


Bibliographie

  • H.A. Simon, 1982, Models of bounded rationality
  • J-L Le Moigne, 1999, Modélisation des systèmes complexes

Sur le constructivisme :

  • Julien Lecomte, Qu’est-ce que le constructivisme ?, 2018 
  • Jean-Louis Le Moigne a développé l’épistémologie constructiviste à travers son ouvrage en trois tomes « Le Constructivisme » et son « Que sais-je ? », « Les Epistémologies constructivistes »
  • Jean-Louis Le Moigne, 2001, Pourquoi je suis un constructiviste non repentant

Sur J-L Le Moigne : Jean-Louis Le Moigne – Définition

Sur le modèle de H.A Simon : Théorie de la rationalité limitée: la rationalité procédurale de la décision, le modèle I/M/C – Herbert Simon

Sur la Méchante Connotation positive qui permet de tirer parti des émotions inconfortables ressenties par un accompagnant : au secours un participant chante pendant mon atelier !

Sur “Résoudre les problèmes …sans chercher de solutions”: Comment résoudre les problèmes en évitant soigneusement de chercher des solutions ? – « Où j’ai foutu le pot de confiture ?

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