Lâchez l’autre bout !

Quand Raymond Devos coach les conflits au travail

Parce qu’un bois, ça a deux bouts. Alors, il ne faudrait pas dire « un bout de bois », mais « les deux bouts d’un bois » !” — Devos

Le cas

Sophie, manager RH dans une entreprise confrontée à de fortes tensions sur son marché, demande de l’aide.
Son directeur lui demande d’organiser une « Journée Archipel » avec son équipe de managers.
Le problème ? Ce qu’il attend de cette journée ne correspond pas à ce qu’elle entend par « Journée Archipel« .

Sophie vit cette demande comme une perte de sens.
Pour elle, une « Journée Archipel » désigne un dispositif précieux : un temps hors du quotidien où les managers peuvent se poser, parler entre eux, tisser des liens entre les « îlots ». Un cadre, une respiration, des objectifs de développement collectif.
Le directeur lui demande d’utiliser ce temps pour traiter l’urgence : la crise du marché, les décisions difficiles à venir.

Elle se sent coincée.
Accepter, ce serait dénaturer le dispositif, perdre son sens.
Refuser, c’est aller contre sa hiérarchie et être mal perçue.
Ses collègues RH qu’elle consulte ne la soutiennent pas.

Décodage par le Carré Magique Systémique

Explorons ce cas à travers les quatre quadrants du Carré Magique Systémique.

Carré Magique Systémique

Quadrant 1 – Expérience subjective

Sophie vit une tension forte.
Elle se sent prise entre son intégrité professionnelle et les attentes hiérarchiques.
Organiser cette journée avec le contenu imposé lui donnerait le sentiment de commettre une imposture. Le nom « Journée Archipel » porte pour elle une promesse : celle d’un moment précieux, hors du temps, où les managers peuvent se retrouver autrement. Trahir cette promesse, c’est trahir ce qui fait sens pour elle dans son métier.

Quadrant 2 – Acteurs, contexte, enjeux

Deux logiques coexistent sans se rencontrer :

🔺Pour Sophie, le nom pilote le contenu et lui donne sa légitimité.
« Journée Archipel » n’est pas un simple label, c’est un concept qui implique nécessairement certaines pratiques, certains objectifs. Changer le contenu tout en gardant le nom revient à vider le dispositif de son sens.
Sa légitimité professionnelle tient à cette cohérence entre le nom et ce qu’il désigne.

🔺Pour le directeur, le nom n’a pas d’importance.
Ce qui compte, c’est l’opportunité : un temps où l’équipe est réunie, un investissement important qu’il faut rentabiliser face aux enjeux du marché. La journée doit servir à traiter la crise. Peu importe comment on nomme ce moment.

Deux enjeux différents, deux rapports différents au même objet.

Quadrant 3 – Problèmes de communication

Le piège est là : les mêmes mots sont utilisés pour parler de réalités différentes.
« Journée Archipel » nomme un même événement, mais ne désigne pas la même chose pour l’un et pour l’autre.

Plus profondément encore : ils ne peuvent pas méta-communiquer sur leur désaccord.
Pour négocier ce qu’est ou devrait être une « Journée Archipel« , il faudrait d’abord pouvoir parler ensemble de leur désaccord sur ce que recouvre ce nom. Mais tant qu’ils emploient ce nom commun comme s’il désignait la même chose, le niveau logique supérieur reste bloqué. Pas d’échange sur la finalité, blocage sur le contenu.

Ça tourne en rond.
Sophie défend l’intégrité du dispositif, le directeur l’efficacité opérationnelle.
Tant qu’ils nomment pareil ce qu’ils perçoivent différemment, aucun dialogue sur leur divergence n’est possible.

Quadrant 4 – Co-responsabilité

C’est ici que le sketch de Raymond Devos, « Le bout du bout« , révèle toute sa saveur.

Je lui passe le bout de bois. Il prend le bout, il tire dessus et me dit :
-Lâchez l’autre bout !

Je lui dis : -Vous voyez bien qu’il y a deux bouts !

-Bon, puisqu’il y a deux bouts, gardez ce bout-ci ! Moi, je garde ce bout-là ! Ça nous fera chacun un bout !

Je lui dis : -Non ! Ça nous fait encore chacun deux bouts ! […] Un bout, c’est irréductible ! Vous ne pouvez pas supprimer le bout d’un bout !

Je vous invite à le lire en entier sur ce site, et encore mieux à le voir en vidéo, sacré personnage ce Devos !

Comme dans le sketch, Sophie et son directeur tiennent chacun un bout du même bâton appelé « Journée Archipel« . Et aucun ne veut lâcher son bout.

Tant que chacun tire de son côté sur ce même objet, le conflit perdure.
Pas par mauvaise volonté de l’un ou de l’autre, mais la structure qu’ils co-construisent rend le dialogue impossible. Chacun a raison de son point de vue. Chacun défend quelque chose de légitime. Mais tant qu’ils tiennent tous deux le bâton sans le poser, ils restent prisonniers d’une opposition stérile.

La co-responsabilité, ce n’est pas dire « vous êtes aussi responsable que moi du problème« .
C’est reconnaître que le conflit se construit et se maintient dans l’interaction.
Devos l’illustre avec génie : impossible de supprimer le bout d’un bout.
Il faut poser le bois.

Poser le bois

En séance, le travail a consisté à créer les conditions pour que Sophie puisse poser son bout.
Pas en renonçant à ce qui fait sens pour elle, mais en nommant autrement.
« Si ce n’est pas une Journée Archipel telle que vous la concevez, pouvons-nous trouver un autre nom pour ce moment ? Un atelier de régulation ? Un temps de décision collective ?« 

La tension s’est effondrée immédiatement.
En changeant le nom, Sophie pouvait accepter le contenu imposé sans avoir le sentiment de trahir ce que représente pour elle une « Journée Archipel« . Le directeur obtenait son temps de travail collectif. Et le conflit larvé, celui qui empêchait de s’accorder sur le désaccord, disparaissait.

Le sketch de Devos nous rappelle une évidence : dans les situations de tension, de conflit larvé, on passe souvent un temps considérable à tirer chacun sur son bout du bâton. Tant qu’on ne pose pas le bois, on ne peut ni voir ce qu’on tient ensemble, ni examiner ce qui nous sépare.

Poser le bois, c’est parfois changer un mot. Simple, une fois qu’on a exploré et élargi la perception de la situation. 

C’est tout l’intérêt de s’appuyer sur un cadre comme celui qu’offre le Carré Magique Systémique.

— Vous pouvez prendre mon raisonnement par tous les bouts, il se tient ! (Devos)


Plus d’article sur le Carré Magique Systémique sur ce site

Nos formations sur le Carré Magique Systémique.

Photo : https://www.google.com/url?sa=i&url=https%3A%2F%2Fcommons.wikimedia.org%2Fwiki%2FFile%3AStrasbourg-1980-05-11_%25283758268551%2529.jpg&psig=AOvVaw1QcYZfm4p2_7zb187aN3d4&ust=1763535814339000&source=images&cd=vfe&opi=89978449&ved=0CBgQjhxqFwoTCMCOgoWR-5ADFQAAAAAdAAAAABAE

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.