Comment agir avec lucidité au sein d’un système complexe dont on est soi-même partie intégrante ?
Imaginez la scène : vous êtes en comité de pilotage. Le projet est en retard.
Les tableaux de bord affichent des indicateurs mixant joyeusement du rouget et du vert, mais vous sentez bien que le problème est ailleurs. Dans les non-dits, les regards fuyants entre les participant(e)s, dans ce sentiment diffus que vous-même, par vos décisions passées, faites partie du problème et que cela se traduit par une boule dans votre ventre…
Comment agir avec lucidité quand les données ne disent pas tout et que vous êtes à la fois juge et partie ?
Cet article explore la compétence à développer pour conserver un pouvoir d’agir dans cette siituation quotidienne pour les leaders du changement.
Ralph Stacey et l’impossibilité de s’extraire du système
Le théoricien des organisations Ralph Stacey déconstruit le mythe du leader en position de surplomb. Le dirigeant ne peut s’extraire du flux continu des conversations et des jeux de pouvoir pour observer l’organisation de l’extérieur, de manière objective. Il est pris dans ce réseau qui le façonne en même temps qu’il y contribue.
Pertinence : Cette vision est un antidote nécessaire au mythe du dirigeant omniscient.
Elle force à abandonner l’illusion d’un contrôle total et à reconnaître que le changement émerge des interactions locales, et non d’un plan directeur appliqué par un architecte externe.
Comme l’écrit Stacey :
« Strategy is not something that a leader ‘has’, or a property of a group of people. It is the evolving pattern of what they do.«
(La stratégie n’est pas quelque chose qu’un leader ‘a’, ou la propriété d’un groupe. C’est le motif en évolution de ce qu’ils font.)
Limite : En posant le débat en termes d’être « dedans » ou « dehors » de l’organisation vue comme un système, Stacey crée une impasse pratique. Si toute observation est une illusion, le leader semble condamné à n’être qu’une feuille portée par le vent, sans capacité de recul ni d’action intentionnelle.
L’Observateur Participant de Mary-Catherine Bateson
L’anthropologue Mary Catherine Bateson offre le concept fécond d’« observateur participant ». Il ne s’agit pas de s’extraire de la situation, mais d’assumer une une « double conscience » permanente. M-C Bateson la décrit ainsi :
« The traditional ethnographic ideal of the participant observer is a demanding one, for it requires a kind of double consciousness, a continuing awareness of the insider’s and the outsider’s viewpoints.«
(L’idéal ethnographique traditionnel de l’observateur participant est exigeant, car il requiert une sorte de double conscience, une conscience continue des points de vue de l’intérieur et de l’extérieur.)
Cette posture rappelle celle du « spectateur engagé » du sociologue Raymond Aron, qui décrivait l’analyste impliqué dans l’histoire qu’il commente.
Le leader est donc à la fois immergé dans la situation et capable d’une observation réflexive de sa propre implication et des dynamiques en jeu.
Développer une posture de conscience subjective
Pour y parvenir, le sociologue Donald Schön a conceptualisé la figure du « praticien réflexif » : le professionnel qui ne se contente pas d’appliquer des théories, mais qui apprend en réfléchissant dans et sur sa propre action.
Pour l’acteur du changement, cette posture se développe au travers d’une discipline concrète et déterminée.
1. Déjouer le piège de la réification : la carte n’est pas le territoire
La première étape consiste à distinguer la situation (le territoire, complexe et vécu) du « système » (la carte, notre modèle mental pour représenter notre perception de la situation).
Le leader ne prétend pas sortir de la situation, ce qui est impossible. Il prend un temps de recul pour construire et critiquer ses propres cartes, conscient qu’elles sont des représentations subjectives, partielles, volatiles et non la réalité elle-même.
2. Cultiver une conscience incarnée et subjective
Cette modélisation lucide exige une conscience incarnée qui utilise des informations au-delà des chiffres, des KPIs…
Le leader s’entraîne à capter les thèmes qui structurent les conversations, les intuitions qui émergent face à une situation. Il accepte les ressentis de contradictions ou les tensions comme des signaux précieux des paradoxes organisationnels.
C’est ce que notre modèle du Carré Magique Systémique nomme la « conscience subjective » : la capacité à traiter son propre ressenti comme une information pertinente pour l’action.
3. S’entraîner au développement de cette compétence
Cette conscience n’est pas un outil à connaître, mais une compétence à développer.
C’est l’intention originelle, et souvent perdue, de ce que les agilistes appellent la rétrospective. Loin d’un rituel lassant où l’on se contente de lister ce qui a bien ou mal fonctionné, la rétrospective devrait être un espace-temps dédié à la modélisation réflexive, collective et subjective de la situation vécue.
Des cadres comme le Carré Magique Systémique sont conçus pour soutenir l’entraînement permanent à la conscience incarnée et subjective. Ils fournissent une structure pour considérer les perceptions des acteurs et les traduire en actions plus ajustées.
En conclusion, le praticien réflexif abandonne l’illusion d’une impossible objectivité dopée aux indicateurs désincarnés. Il assume son engagement et fait de sa propre conscience subjective, sans cesse affûtée, le principal levier pour naviguer et influencer la complexité des situations dont il fait nécessairement partie.
Pour aller plus loin
- Donald A. Schön :
- Ouvrage : Le Praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel (Titre original : The Reflective Practitioner: How Professionals Think in Action, 1983).
- Pourquoi le lire : C’est l’œuvre de référence qui a théorisé et popularisé l’idée du professionnel qui apprend par l’analyse de sa propre pratique, socle de la posture décrite dans cet article.
- Ressource : Article de synthèse « L’analyse réflexive », disponible sur le blog de C-Campus, Concepts pédagogiques #17 – L’analyse réflexive
- Pourquoi le lire : Cet article offre une excellente vulgarisation du concept de praticien réflexif. Il définit clairement ce qu’est la « posture réflexive », la distingue de l’action simple et explique pourquoi elle est une compétence essentielle qui s’apprend. C’est un parfait résumé introductif.
- Ralph D. Stacey :
- Ouvrage : Strategic Management and Organisational Dynamics: The Challenge of Complexity (1993, et éditions ultérieures).
- Pourquoi le lire : Ce livre expose en détail la critique de la pensée managériale traditionnelle par Stacey et développe sa théorie des « processus réactifs complexes », considérant l’organisation comme un flux permanent de conversations.
- Article : « The science of complexity: an alternative perspective for strategic change processes » (publié dans le journal Strategic Change, 1995).
https://citeseerx.ist.psu.edu/document?repid=rep1&type=pdf&doi=ae6b7a8c1156ec0ef02394069085d0e9aa80bbc7 - Pourquoi le lire : Un de ses articles fondateurs qui contraste l’approche de la complexité avec la pensée systémique traditionnelle, en explicitant les implications pour la stratégie.
- Mary Catherine Bateson :
- Ouvrage : Composing a Life (1989).
- Pourquoi le lire : À travers les portraits de cinq femmes, Bateson illustre brillamment comment une vie (et par extension, un projet ou une organisation) ne se planifie pas, mais se « compose » au fil des événements, des interruptions et des apprentissages. C’est l’incarnation de la pensée de l’observateur participant.
- Article : « Our Own Metaphor: A Conversation with Mary Catherine Bateson » (disponible sur le site Edge.org : https://www.edge.org/conversation/mary-catherine-bateson ).
- Pourquoi le lire : Une introduction directe et accessible à sa pensée sur l’apprentissage, les systèmes et la métaphore, présentée sous la forme d’un entretien.
- Raymond Aron :
- Ouvrage : Le Spectateur engagé (1981).
- Pourquoi le lire : Dans ce livre d’entretiens, Aron revient sur son parcours d’intellectuel et de journaliste, définissant cette posture exigeante qui consiste à être à la fois un acteur engagé dans les débats de son temps et un observateur qui s’efforce de maintenir une distance analytique.
- Ressource : Émission radiophonique « Raymond Aron : Le spectateur engagé », archive d’une rencontre de 1981 diffusée par France Culture.
- Lien : Raymond Aron : Le spectateur engagé (Rencontre – 1981 / France Culture) sur YouTube
- Pourquoi l’écouter : Rien ne remplace la voix de l’auteur. Puisque le livre est une retranscription d’entretiens, écouter cet enregistrement permet de saisir directement le ton, le rythme de la pensée d’Aron et la nuance de ses propos. Il y revient sur son parcours et la genèse de sa posture si particulière.
Photo de cottonbro studio: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/homme-en-pull-noir-tenant-un-couteau-en-argent-et-planche-a-decouper-en-bois-marron-5302816/



