Le 19 novembre 2025, l’ANSE (Association Européenne des Organisations Nationales de Supervision et Coaching) s’est adressée au Parlement Européen avec un message aussi simple qu’urgent :
Les compétences seules ne suffisent pas.
L’apprentissage tout au long de la vie ne fonctionne que si les travailleurs disposent d’un espace-temps pour réfléchir.
Je m’appuie sur ce message l’illustrant par notre rapport à l’IA.
Alors que le débat sur l’intelligence artificielle oscille entre enthousiasme naïf et catastrophisme paralysant, l’ANSE pointe vers ce qui importe : non pas notre capacité à utiliser l’IA, mais notre capacité à penser ce que nous en faisons.
Regarder en arrière
“Ceux qui oublient le passé se condamnent à le revivre.”
— George Santayana
Quand on parle d’IA aujourd’hui, on entend souvent deux discours opposés mais également problématiques.
D’un côté, les techno-optimistes nous expliquent que l’IA n’est qu’un outil, comme le couteau. « C’est nous qui décidons de ce qu’elle fait pour nous« , affirment-ils.
Mais cette métaphore efface toute dimension politique, toute réflexion sur le pouvoir : qui est ce « nous » ?
Les concepteurs de l’IA ? Les régulateurs ? Les entreprises qui l’achètent ? Les employés qui doivent l’utiliser ? Ces acteurs n’ont ni les mêmes intérêts, ni le même pouvoir de décision.
De l’autre côté, certains intellectuels brandissent des exemples grandioses :
« Si ChatGPT avait existé à l’époque de Copernic, nous croirions encore que la Terre est au centre de l’univers. »
Ces arguments, aussi séduisants soient-ils, reposent sur des présupposés faux et détournent l’attention.
Regardons l’histoire récente d’ un siècle de technologies de communication :
- Cinéma (années 1920-30) : promesse d’art universel accessible à tous, éducation des masses → devenu industrie hollywoodienne, soft power
- Radio (années 1930-40) : promesse d’éducation populaire, démocratisation du savoir → devenue outil de propagande (Goebbels l’a parfaitement compris)
- Internet (années 1990-2000) : promesse d’accès universel au savoir → devenu machine à surveiller, à enfermer chacun dans sa bulle et à monétiser l’attention
- Réseaux sociaux (années 2010) : promesse de connexion humaine → devenus machines à polariser et à capturer l’attention
- IA (années 2020) : promesse d’augmentation des capacités humaines → en train de devenir…
Chaque technologie suit la même trajectoire : utopie émancipatrice → capture par des intérêts privés ou étatiques → standardisation comportementale doublée d’une séduction du divertissement au sens pascalien.
L’IA ne fera pas exception car …elle ne fait déjà pas exception.
La capitalisation de l’humain
Ce qui se joue avec l’IA et les plateformes numériques, c’est ce que les économistes nomment la « capitalisation » : transformer nos comportements (des flux temporels) en données (des stocks appropriables). Nos interactions, nos choix, nos habitudes deviennent du capital pour des entreprises qui cherchent à nous rendre prédictibles.
Pourquoi cette quête de prédictibilité ? Parce que dans une logique de marché, l’incertitude coûte cher. Pour qu’un capital humain soit rentabilisé par les plateformes, il doit offrir un retour sur investissement calculable.
Se référer à CAPITALISME, INTELLIGENCE ARTIFICIELLE & ÉCONOMIE NUMÉRIQUE… avec Gaël Giraud et Anne Alombert qui malgré des arguments parfois douteux (Copernic !) propose une lecture économique instructive.
L’IA n’est pas la cause de cette standardisation, elle en est l’accélérateur fulgurant.
Elle ne cherche pas à nous remplacer, mais elle s’inscrit dans une logique économique qui a horreur de l’imprévu. En nous suggérant massivement ce qui est statistiquement probable, ce qui « engage » ou ce qui a « déjà marché », les algorithmes lissent nos singularités. Ils transforment nos comportements en produits fiables, au détriment de l’imprévisible, essentiel à notre liberté.
Le rempart de l’apprentissage informel
Face à cette machine à standardiser, le message porté par l’ANSE au Parlement Européen prend une dimension critique.
Le Professeur Andries de Grip (Université de Maastricht) rappelle une réalité que la « Tech » tend à oublier :
« 92% de l’apprentissage professionnel est informel ».
Notre valeur ne provient pas des formations formatées (facilement imitables par l’IA), mais de ce que nous vivons au quotidien.
Cependant, l’expérience brute ne suffit pas, comme le souligne De Grip :
« La réflexion est le mécanisme qui transforme l’expérience quotidienne en compétence utilisable. »
Sans réflexion, l’humain n’apprend pas, il exécute. Et s’il ne fait qu’exécuter, il devient, pour le coup, remplaçable par un algorithme..
Michaela Judy, co-auteure du cadre de compétences ECVision, pose une distinction qui devrait être affichée dans tous les départements RH :
« Une compétence, c’est une habileté (skill) qui a été réfléchie. »
Le danger de la logique de marché actuelle est de nous gaver d’outils pour augmenter nos skills (notre productivité immédiate) tout en supprimant le temps nécessaire pour développer notre compétence (notre intelligence situationnelle).
La réflexivité comme résistance
Ce que propose l’ANSE n’est pas un luxe pour secteurs privilégiés. C’est une nécessité sociétale.
Dans un monde où l’optimisation à court terme détruit les conditions de vie à moyen terme, les espaces d’indétermination deviennent des réserves vitales. Quand tout est prévisible, calculé, standardisé, le système devient fragile. Il n’a plus les ressources internes pour faire face à l’imprévu.
Les systèmes ultra-optimisés s’effondrent face aux cygnes noirs. Et les cygnes noirs surviennent toujours (se référer au livre de Nassim Nicholas Taleb : Le Cygne noir : La puissance de l’imprévisible – 2007).
L’accompagnement à la réflexivité en milieu professionnel (supervision – coaching) constitue une discipline qui maintient vivante notre capacité à :
- Observer ce qui se passe (vs ce que les algorithmes nous suggèrent)
- Questionner nos automatismes (vs les renforcer par répétition)
- Inventer des réponses singulières (vs appliquer des « best practices » standardisées)
- Préserver notre agentivité (vs devenir prédictibles)
Comme le formule Inga Šadurska, superviseure et coach en développement du leadership :
« Les leaders qui ne réfléchissent pas réagissent. Les leaders qui réfléchissent répondent avec clarté. »
La nuance est cruciale.
- Réagir, c’est suivre la pente statistique, l’émotion immédiate, le chemin balisé par l’outil. C’est être prédictible.
- Répondre, c’est insérer un temps d’arrêt, convoquer ses valeurs et son contexte pour poser un acte singulier. C’est rester humain.
Sandra Postel, représentant les infirmières, l’a rappelé avec force : sans réflexion, les professionnels ne peuvent plus « prendre la responsabilité » de leurs actes ni prendre des décisions éthiques. Ils deviennent des techniciens de la procédure, aveugles au sens.
Un choix politique
L’ANSE appelle le Parlement Européen à reconnaître la réflexivité comme pilier des politiques d’apprentissage tout au long de la vie.
Ce n’est pas un appel corporatiste. C’est un positionnement démocratique sur ce que nous voulons préserver comme capacités humaines essentielles.
Elisa Gambardella (Lifelong Learning Platform) a souligné que
« la réflexion permet aux gens de comprendre leur réalité et de prendre une part active dans la société ».
Au temps de l’IA, la question n’est pas seulement « comment l’utiliser ?« , une compétence instrumentale qu’on peut former en quelques heures.
Mais surtout: « Comment préserver notre capacité à penser ce que nous en faisons ?« , une compétence critique qui demande du temps, de l’espace, de l’accompagnement.
Les formations à l’IA se multiplient. C’est nécessaire. Mais si nous formons des gens à utiliser des outils sans leur donner les moyens de réfléchir aux transformations que ces outils produisent, nous participons à cette standardisation comportementale qui rend nos sociétés vulnérables.
Notre rôle d’accompagnateurs
En tant que superviseurs, coachs, facilitateurs du changement, notre rôle est de maintenir vivants les espaces où la réflexion reste possible.
Ces espaces sont menacés. Par la pression productive, par l’accélération, par l’injonction à l’efficacité immédiate. L’IA amplifie cette pression en rendant disponibles instantanément des réponses « suffisamment bonnes ».
Mais une réponse « suffisamment bonne » produite sans réflexion ne développe aucune compétence. Elle nous rend juste un peu plus dépendants de l’outil qui l’a générée.
Le journée de l’ANSE nous rappelle quelque chose d’essentiel : dans un monde en transformation rapide, ce qui fait la différence n’est pas la vitesse d’exécution, mais la capacité d’adaptation.
La réflexivité n’est pas une option, c’est notre compétence la plus précieuse.