Comment les polarités transforment les récits d’entreprise

Retour sur le meetup offert « Un regard systémique sur l’entreprise » du 5 novembre 2024

Lors de notre session de novembre, Laurence Margeat a proposé d’appliquer aux organisations les pratiques narratives développées par Michael White et David Epston. Au cœur de cette approche : l’idée que nos organisations sont traversées par des récits dominants qui façonnent ce qui peut être dit, pensé et fait. Des histoires qui s’imposent comme « la réalité », au point qu’on ne les questionne plus.

Laurence Margeat

En sous-groupes, les participant(e)s ont identifié quatre de ces récits :

  • « L’IA est l’avenir, en dehors de l’IA point de salut »
  • « Les données garantissent une bonne prise de décision »
  • « Les personnes sont résistantes au changement »
  • « Tous ensemble pour le meilleur service client possible »

Puis Laurence a posé la question centrale : comment faciliter l’émergence d’une histoire alternative ?
Comment ne pas se contenter de dénoncer le récit dominant, mais ouvrir un espace pour d’autres manières de raconter ce qui se passe, et surtout ce qui pourrait se passer ?
Et donc influencer de nouveaux comportements, faire évoluer les représentations…

un récit alternatif du monde

Cette question a été plus difficile à travailler.

C ‘est pour faciliter cette élaboration que Michael White propose en thérapie un « échafaudage »: une structure d’appui temporaire que le praticien offre pour permettre à la personne d’accéder à un nouveau territoire de sens, sans le faire à sa place.

Dans un cadre différent, l’organisation, cet article s’appuie sur les polarités pour faire émerger un récit alternatif.

Une polarité se compose de deux pôles en tension. Ils sont Persistants, Interdépendants et Contradictoires (P.I.C). On ne peut se passer de l’un ni de l’autre, et pourtant ils sont en friction permanente.

Plutôt que de choisir entre les deux, l’enjeu consiste à développer une ambivalence – cette capacité humaine à tenir ensemble des besoins contradictoires sans chercher à les résoudre prématurément.

Nous nous appuyons sur le cadre théorique robuste issu des travaux de Wendy Smith et Marianne Lewis (Both/And Thinking) sur les paradoxes organisationnels. Pour les lecteurs curieux des fondations de cette approche, un encadré en fin d’article précise les articulations théoriques entre pratiques narratives, concept dialogique d’Edgar Morin et polarités.

Typologie de Smith/Lewis (Both/and Thinking) – trad. oar l’auteur de l’article

Regardons comment le recours aux polarités éclaire les quatre récits identifiés lors du meetup.

Récit 1 : « L’IA est l’avenir, en dehors de l’IA point de salut »

La polarité en jeu : Exploration vs. Exploitation

Ce récit manifeste une tension classique : dans les interactions quotidiennes se jouent simultanément des enjeux d’exploration (investir dans les nouvelles technologies) et d’exploitation (préserver ce qui fonctionne déjà).

Typologie de Smith/Lewis : Paradoxe d’Apprentissage (Learning)

Le récit « L’IA est l’avenir » tente de résoudre cette tension par un coup de force : il sacralise l’Exploration et disqualifie l’Exploitation. L’identité managériale se construit autour du pôle innovant (« mon rôle est de pousser au changement pour assurer la pérennité« ).

Ce qui devient inaudible :
Les équipes qui signalent qu’elles sont « déjà sous l’eau » ne sont plus entendues comme porteuses d’une information légitime sur les capacités actuelles du système. Elles sont traitées comme de la friction à surmonter plutôt que comme un signal à prendre au sérieux.

La tension constitutive à reconnaître :
Les acteurs vivent simultanément le besoin d’explorer de nouvelles possibilités et celui de préserver leur capacité à tenir les engagements actuels. Ces deux besoins sont légitimes et interdépendants : explorer sans consolider mène au chaos, consolider sans explorer mène à l’obsolescence. Développer une ambivalence face à cette tension, c’est renoncer à l’illusion de la résoudre définitivement en choisissant un camp.

Piste pour un récit alternatif :
« Nous explorons de nouvelles possibilités technologiques tout en prenant soin de nos capacités actuelles à tenir nos engagements. »

Ce récit pourrait émerger si, lors d’une réunion stratégique, quelqu’un pouvait dire « Avant de lancer ce nouveau projet IA, regardons d’abord si nos équipes ont les ressources pour absorber cette charge » sans être perçu comme réfractaire à l’innovation.
Cela ouvre des questions nouvelles : À quel rythme peut-on absorber l’innovation ? Quelles ressources faut-il dégager ? Qui décide des priorités et comment ?

Récit 2 : « Les données garantissent une bonne prise de décision »

La polarité en jeu : Contrôle vs. Flexibilité

Ce récit oppose le besoin de processus formels et rationnels (Contrôle) au besoin d’adaptation en temps réel via l’intuition et l’expérience terrain (Flexibilité).
Typologie de Smith/Lewis : Paradoxe de Performance/Organisation (Performing/Organizing)

En privilégiant agressivement le pôle « Contrôle », soutenu par une idéologie où « l’objectivité (chiffres) est supérieure à la subjectivité (vécu) », ce récit protège les décideurs de l’angoisse de l’incertitude : « Ce ne sont pas mes décisions, ce sont les données qui parlent. »

Ce qui devient inaudible :
L’expérience terrain, le jugement professionnel, les signaux faibles qui ne rentrent pas dans les tableaux de bord. En invalidant le pôle « Flexibilité », on se coupe d’informations vitales pour naviguer dans des contextes mouvants.

La tension constitutive à reconnaître :
Dans chaque décision se jouent à la fois des enjeux de rigueur méthodologique (s’appuyer sur des données objectives pour éviter les biais) et d’ajustement situé (intégrer l’expertise de ceux qui vivent les situations au quotidien). Les chiffres éclairent, l’expérience ajuste. Ni l’un ni l’autre ne suffit seul.

Piste pour un récit alternatif :
« Nous utilisons les données comme un éclairage parmi d’autres, en intégrant l’expertise et le vécu de ceux qui sont au contact des situations. »

Ce récit pourrait prendre forme si, dans une réunion de comité de direction, quelqu’un pouvait dire « Les indicateurs montrent X, mais nos équipes terrain nous signalent Y – réflechissons sur cet écart » sans que cela soit interprété comme une remise en cause de la rigueur décisionnelle.
Cela permet de poser des questions comme : Quelles données manquent à l’appel ? Que savent nos équipes que nos tableaux de bord ignorent ? Comment créer des espaces où ces savoirs peuvent s’exprimer ?

Récit 3 : « Les personnes sont résistantes au changement »

La polarité en jeu : Changement vs. Stabilité

Cette tension oppose les nouvelles initiatives portées par la direction (Changement) au besoin des équipes de sens, de continuité et de préservation de ce qui fonctionne (Stabilité).
Typologie de Smith/Lewis : Paradoxe d’Apprentissage (Learning)

Dire « Les personnes résistent », c’est percevoir Changement comme bon et nécessaire, tandis que Stabilité est étiquetée comme « résistance ». Cela protège les décideurs de devoir questionner la pertinence ou la méthode du changement proposé.

Ce qui devient inaudible :
Ce récit invalide les signaux que les équipes envoient sur ce qui fait sens ou non, sur ce qui mérite d’être préservé, sur l’écart entre le travail réel et le travail prescrit (Yves Clot). Le pattern « toujours plus de la même chose » s’installe : plus de communication, plus de formation… ce qui renforce le phénomène qu’on cherche à combattre.

La tension constitutive à reconnaître :
Les acteurs vivent simultanément le besoin de transformer leurs pratiques pour s’adapter à leur environnement et celui de maintenir des repères, une identité, une capacité d’action ancrée dans ce qui a fait ses preuves. Trop de changement désorganise, trop de stabilité sclérose.

Piste pour un récit alternatif :
« Nous transformons notre organisation en identifiant ce qui doit être préservé, tout en créant les conditions nécessaires à l’appropriation des changements par nos équipes. »

Ce récit pourrait émerger si, lors du lancement d’une transformation, quelqu’un pouvait dire « Avant de tout chambouler, identifions ce qui fonctionne bien et qu’il serait pertinent de garder » sans passer pour un frein au changement.
Cela ouvre sur : Qu’est-ce qui mérite d’être préservé ? Comment les personnes concernées participent-elles à la définition du changement ? À quel rythme peut-on transformer sans perte de sens ?

Récit 4 : « Tous ensemble pour le meilleur service client possible »

La polarité en jeu : Identité collective vs. Intérêts locaux

Ce récit met en tension la mission unificatrice (l’Identité Collective, le « Tous ensemble ») et les priorités contradictoires entre services, la fragmentation vécue, les silos (Intérêts Locaux).
Typologie de Smith/Lewis : Paradoxe d’Appartenance (Belonging)

L’idéologie sous-jacente (« Une bonne organisation est unie », « conflits = problème ») tente de résoudre la tension en niant la légitimité des intérêts locaux. Le slogan « Tous ensemble » agit comme une injonction à la cohésion qui, paradoxalement, empêche de nommer et de traiter les désalignements réels.

Ce qui devient inaudible :
Sont niées les tensions légitimes entre services qui ont des contraintes antagonistes, des temporalités contradictoires, des clients différents. En protégeant la façade de cohésion, le système se prive de résoudre les problèmes concrets qui nuisent… au client.

La tension constitutive à reconnaître :
Dans chaque interaction inter services se jouent à la fois des enjeux de coordination autour d’une direction commune et de défense de contraintes spécifiques. L’unité sans diversité produit de l’uniformité stérile ; la diversité sans unité produit de la dispersion paralysante. La cohésion émerge de la négociation continue entre ces pôles.

Piste pour un récit alternatif :
« Nous servons au mieux nos clients en reconnaissant que nos services ont des priorités parfois contradictoires, et en créant des espaces pour négocier ces tensions. »

Ce récit pourrait prendre vie si, lors d’une réunion transverse, quelqu’un pouvait dire « Nos contraintes de production ne nous permettent pas de répondre dans les délais que le commercial a promis – comment on arbitre ? » sans que cela soit vécu comme une défaillance ou un manque d’esprit d’équipe.
Cela permet de poser : Quels sont les désalignements réels ? Comment peut-on les rendre discutables ? Qui a besoin de quoi pour mieux coopérer ?

La portée opératoire de cette approche

Identifier la polarité sous-jacente à un récit dominant n’est pas un exercice intellectuel.
C’est un outil de questionnement qui permet de :

  1. Nommer ce qui est devenu inaudible :
    Qu’est-ce que ce récit exclut systématiquement ? Quelles voix sont disqualifiées ? Quelles préoccupations sont traitées comme des problèmes plutôt que comme des informations ?
  2. Développer l’ambivalence :
    Un récit alternatif ne se construit pas contre le récit dominant, mais en honorant ce que celui-ci a laissé de côté. Il ne s’agit pas d’inverser la polarité (passer de « tout Exploration » à « tout Exploitation »), mais de cultiver cette capacité humaine à tenir ensemble des besoins contradictoires. L’ambivalence n’est pas de l’indécision, c’est une compétence relationnelle face aux paradoxes.
  3. Créer des questions plutôt que des réponses :
    L’approche par les polarités ne fournit pas de recette. Elle génère des questions qui n’avaient pas de place dans le récit dominant. Ces questions deviennent autant d’invitations à de nouvelles interactions, de nouvelles manières de faire sens ensemble.

Ébauche d’échafaudage par les polarités

Voici une proposition de 5 questions par récit qui peuvent constituer un échafaudage reposant sur les polarités :

  1. Externaliser le récit dominant :
    Quand ce récit parle, à quoi ressemble-t-il ?
    (nommer la voix, les promesses, les jugements, les menaces).
    Si tu lui donnais un nom, lequel ? Qui l’alimente le plus dans le système ?
  2. Exceptions / issues préférées déjà vécues
    Quand la tension a-t-elle été mieux tenue, même brièvement ?
    (moment précis, acteurs, conditions)
    Qu’est-ce qui a rendu cela possible ?
    (cadre, règle, personne ressource, séquence, signal faible)
    Qu’est-ce qu’on peut rejouer de ces conditions dans une prochaine interaction ?
  3. Identifier les effets :
    Qu’est-ce que ce récit rend inaudible/impensable ?
    Qu’est-ce qu’il empêche de prendre en compte ?
    Qu’est-ce qu’il nous amène à faire de manière répétée ? Avec quels effets secondaires sur les acteurs et la coopération ?
  4. Repérer la polarité sous-jacente (P.I.C) :
    Quels besoins antagonistes persévèrent malgré nos efforts pour trancher ?
    Qui paie le coût quand on sur-valorise un pôle ? Qui gagne quoi ? (pouvoir, risques, incitations)
  5. Se positionner :
    Que pensez-vous de l’effet de ce récit sur votre quotidien et de son influence sur votre futur ?
  6. Co-écrire une micro-scène alternative :
    Dans une interaction concrète (réunion X), qui dit quoi, à quel moment, pour faire de la place à l’autre pôle ?
    Quelle micro-expérience tester à partir de tout ça ?

Les récits alternatifs n’émergent pas par décret. Ils se tissent dans les interactions quotidiennes, dès lors qu’un espace s’ouvre pour que d’autres voix, d’autres préoccupations, d’autres manières de raconter trouvent une place légitime.

Attention : sans sûreté psychologique (protection des personnes) et distribution explicite du pouvoir de parole (qui parle, quand, avec quelles conséquences), l’invitation à des récits alternatifs devient une injonction paradoxale.


Encadré : Fondations théoriques

Pratiques narratives et constructionisme social
Les pratiques narratives (White & Epston) s’inscrivent dans un constructionisme social radical : les récits ne décrivent pas la réalité, ils la constituent. Les « histoires dominantes » ne sont pas de fausses représentations qu’il faudrait corriger, mais des patterns d’interactions qui contraignent ce qui peut être dit, pensé et fait.

Polarités et dialogique
Les polarités (Exploration/Exploitation, Contrôle/Flexibilité, etc.) ne sont pas des structures objectives préexistantes. Ce sont des patterns émergents des interactions humaines dans les organisations. Les tensions entre ces pôles sont vécues par les personnes, qui développent des récits pour les gérer, les justifier, les transmettre. Ces récits, à leur tour, contraignent les interactions futures.

Nous nous appuyons sur les travaux de Wendy Smith et Marianne Lewis (Both/And Thinking) sur les paradoxes organisationnels, que nous réinterprétons ici, non comme des structures objectives, mais comme des régularités émergentes des interactions. Les « paradoxes organisationnels » deviennent ainsi des attracteurs conversationnels plutôt que des propriétés du système. Cette articulation avec la dialogique de Morin permet de sortir du piège du « ou bien/ou bien » sans tomber dans la synthèse molle du « et les deux en même temps ». La dialogique assume que les contraires coexistent, se nourrissent et se limitent mutuellement. Les polarités sont Persistantes, Interdépendantes, Contradictoires (P.I.C).

Smith & Lewis

Smith, W. K., & Lewis, M. W. (2022). Both/And Thinking: Embracing Creative Tensions to Solve Your Toughest Problems. Harvard Business Review Press.

Un paradoxe assumé
Les polarités sont à la fois des patterns que nous observons émerger des interactions et des catégories qui nous aident à organiser notre compréhension. Cette circularité est elle-même un processus récursif (Morin)  : nos concepts façonnent ce que nous voyons, et ce que nous voyons transforme nos concepts. Nous assumons ce paradoxe plutôt que de prétendre l’éliminer.


Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.