« Les renseignements donnés verbalement par les familles et les couples qui nous consultent prétendent décrire la réalité, mais ce sont essentiellement des cartes pour tourner en rond. Si nous voulons les aider, nous ne devons pas les accompagner dans la même farandole. (…)
Philippe Caillé dans l’ouvrage qu’il a publié avec Yveline Rey en 1994, cf. bibliographie
Comment sortir de cette ronde des récits trop bien rôdés sur les « problèmes » ?
Depuis l’identification du concept de « tentatives de solutions dysfonctionnelles » par le Centre de Thérapie Brève de Palo-Alto, plusieurs courants ont tenté de proposer de approches pour sortir des récits automatiques qui invitent l’intervenant à danser avec le système dans une chorégraphie imposée, vérifiant l’adage « toujours plus de la même chose… »
Développé dans les années 80 par Yveline Rey et Philippe Caillé, les OBJETS FLOTTANTS, ont été développés pour accompagner les systèmes (collectif, famille…) à mobiliser et activer les ressources créatives et émotionnelles tant au plan individuel que collectif.
« L’objet flottant est un espace de liberté, dans le sens qu’il permet à ceux qui se rencontrent de sortir du conventionnel ».
Lieu de passage pour la relation et facilitateur de communication, il présente l’avantage d’être à forte composante analogique (métaphores, symboles…). Il neutralise le pouvoir des mots usés et évite le piège ou les impasses de certains discours trop bien rodé.
Ces outils métaphoriques présentent-ils un intérêt pour l’accompagnement dans l’entreprise ?
C’était la question posée dans la séance de juin du meetup « un regard systémique sur l’entreprise« où les participant(e)s ont pu expérimenté deux objets flottants : le conte et le jeu de l’Oie systémique.
Note : Le texte de cet article emprunte à différentes sources et auteurs dont Philippe Caillé, Yveline Rey, François Balta… Se référer à la bibliographie en fin d’article.
L’accompagnant vu comme un passeur
En tant qu’accompagnant, recourir aux objets flottants, c’est d’abord adopter une posture.
C’est s’affranchir d’une épistémologie de la panne qui sous-entend de faire appel à un accompagnant expert-réparateur, pour préférer « une esthétique de la crise » qui requiert plutôt l’intervention d’un passeur.
Ce passeur ne doit pas oublier que son rôle est provisoire et qu’il ne peut le jouer correctement que s’il l’envisage dès le départ sa propre disparition. Sinon, il a toutes les chances de devenir une prothèse, une béquille, ou encore une canne parapluie, alors qu’il devrait se forcer de rester un catalyseur.
Le catalyseur n’est pas un leader, ni un suiveur accompagnateur, mais davantage un “éveilleur”.
Il ouvre la route sans pour autant précéder, il maintient avec vigilance l’entre-deux, séparant et reliant afin qu’émerge l’écart qui fera une différence, afin que s’instaure l’intervalle où chacun pourra se situer, où autre chose pourra s’organiser.
En entreprise, cela interroge par exemple le fonctionnement des « coach agiles » qui contractent souvent des missions de plusieurs mois, voire années, à temps complet. Cette disposition leur permet-elle de conserver une posture de passeur ? Est-elle adoptée en conscience ?
Le passeur devient un contrôleur qui contribue à renforcer l’assujettissement, la dépendance de ceux dont il faudrait stimuler la responsabilité et les ressources.
Une sorte de perversion s’installe où le « faire », le « passage à l’acte » se substitue à l’acte de passage dans une escalade qui, le plus souvent, recouvre un souci de protection de l’intervenant (que ce soit dans un contexte de thérapie, de supervision ou de formation).
L’entre-deux
Le champ de l’accompagnement anime et fait vibrer deux mondes en principe étrangers.
Entre ces deux mondes existe un espace intermédiaire qui n’appartient à personne sauf à la rencontre, et dont le souvenir sera la trace de l’intervention. Les objets flottants se projettent dans cet espace intermédiaire.
La « finalité n’est autre que d’ouvrir des champs du possible, de susciter un changement de perspective et de vécu sans que le nouvel état obtenu ne soit prévisible… ».
Médiateur de communication, les objets flottants placent le récit au cœur du processus de changement pour sortir du rationnel, du cognitif, s’ouvrir au symbolique, aux émotions, au langage évocatif…
Exemples d’objets flottants
J’ai déjà évoqué le jeu de l’Oie systémique dans un autre article. Lors de la session du meetup, les participant(e)s ont pu expérimenter le jeu de l’Oie et le conte systémique.
J’évoque plus bas deux autres objets qui font partie des objets « historiques » : le masque et le blason systémique.
Au fil du temps se sont ajoutées de multiples propositions issues du croisement de la clinique et de la créativité des accompagnants : la chaise vide, les blasons, le jeu de l’oie systémique, le conte systémique, les masques, les doublages, les sculptures, les faisceaux, bouts de ficelles et territoires, la marelle spatio-temporelle, le fleuve de vie, l’arbre des ressources, le linceul, le totem, le panier à problèmes…Voir les GPS de François Balta dans la bibliographie pour une présentation de quelques-uns d’entre eux…
Parmi les plus récentes métaphores à succès, on peut ranger l’arbre de vie de David Denborough et Ncazelo Ncube, issu des pratiques narratives et qui trouve de plus en plus sa place dans les accompagnements, grâce notamment au travail de Dina Scherrer.
Les masques
L’animateur propose la réalisation d’un masque en individuel ou en collectif, puis sa présentation au groupe.
Le masque exprime le choix d’un certain nombre de traits, de caractéristiques qui paraissent importants à son créateur. Il remplit une double fonction paradoxale et peut ainsi contribuer à éclairer les contradictions :
- il cache (protège de l’intimité, de l’angoisse, des conflits, peut indiquer les difficultés, les obstacles à considérer)
- il montre (forme stable, prévisibilité, sécurité, peut empêcher le changement)
En thérapie familiale, sont proposés de réaliser les masques des parents. Exemple de consignes pour une équipe en entreprise :
a) le masque de la Transformation en cours
b) le masque de l’acteur du changement
Lors de la présentation, les participant(e)s sont invitées à dialoguer avec le masque.
- Que ressentez-vous devant ce masque ?
- Qu’avez-vous à dire à ce masque ?
- Que souhaitez-vous lui exprimer ?
- Que répond-il ou quel est le message délivré par le masque ?
Convient-il ou non de garder les masques ?
Peut-on se passer de masque ?
Le blason systémique ou «Qui croyez vous être en tant que groupe ?»
Le blason est l’objet flottant qui s’applique d’emblée à l’accompagnement d’un collectif.
Invitant au symbolique, il interroge lors de sa création collective les différentes temporalités de ce qui fait l’équipe.
1️⃣ « Qui êtes-vous en tant que collectif ? Que pouvez-vous dire de votre identité de collectif ? »
Dessin d’un objet, emblème du collectif.
2️⃣ Il interroge également la mémoire du collectif, case du passé :
« Quel événement, quel personnage vous semblent importants dans l’histoire de votre collectif ? »
3️⃣ Il questionne au présent les ressources actuelles de ce collectif qu’elles soient matérielles, humaines ou spirituelles, permettant d’explorer l’environnement où évolue ce collectif.
4️⃣ Il met sous tension la danse entre autonomie – projets personnels – et loyautés à l’appartenance : missions du collectif. Case avenir qui investigue la dimension espace individuel/espace communautaire.
5️⃣ Enfin, il invite à une définition métaphorique de la dynamique du collectif sous forme d’une maxime. Case devise qui chapeaute le blason.
Ces emblèmes représentent le mythe sur lequel se fonde l’appartenance au groupe et illustrent la transmission, les valeurs essentielles (la « culture »)
— François Balta
Utile pour renforcer le sentiment collectif d’un groupe comprenant des anciennetés différentes, le blason suscite des conversations différentes, le partage d’anecdotes, de moments marquants, interroge sur ce qui fait communauté.
Pour l’intervenant, il est intéressant d’observer comment s’effectue le travail collectif, les sous-groupes qui se constituent, les mouvements, le processus et de le partager comme objet de réflexion au groupe…
Puissant, rapide et riche
Puissant, rapide et riche : quelques adjectifs employés par les participant(e)s à la session pour qualifier ces objets !
Franois Balta liste quelques bénéfices :
ils permettent un travail collectif d’élaboration (versus une interprétation formulée par
les experts);
ils facilitent l’écoute réciproque des divers participants;
ils forment un espace où chaque personne peut inscrire sa propre vision du monde,
exprimer ses sentiments et utiliser son imagination.François Balta
Les Objets Flottants mobilisent de manière ludique une pensée complexe :
Complexe par les différents niveaux mis en perspective : factuel, interactionnel, symbolique, mythique, esthétique et éthique;
Systémique au sens où le projecteur est focalisé sur le contexte et les relations entre les partenaires, l’attention portée au langage verbal et non verbal.
Constructiviste parce qu’il engage à une « conversation » d’où émergent de nouvelles narrations et donc un nouveau sens, une autre réalité.
Réconciliation
Lorsque l’on demande aux participant(e)s d’un atelier en entreprise d’évoquer un problème qu’elles/ils rencontrent dans leur quotidien, le premier récit est souvent désincarné, n’évoque pas la relation de la personne elle-même avec le problème.
L’Objet Flottant permet de relier en réconciliant les deux langages qu’évoque Edgar Morin :
“Tout être humain parle deux langages à partir de sa langue.
Le premier dénote, objectivise, se fonde sur la logique du tiers exclu ;le second parle plutôt à travers la connotation, c’est-à-dire le halo de signification contextuelle qui entoure chaque mot ou énoncé, joue de l’analogie de la métaphore, essaie de traduire les émotions et sentiments, permet à l’âme de s’exprimer …
A vous d’essayer !
Photo de Naveen Ar : https://www.pexels.com/fr-fr/photo/plan-d-eau-1865804/
meetup « un regard systémique sur l’entreprise »
article sur ce site « Jeu de l’Oie systémique »
post de Jérôme Urvoas sur la session du meetup et le jeu de l’Oie systémique
Bibliographie
Le texte de cet article emprunte à différentes sources, dont :
- Philippe Caillé, Yveline Rey. Les objets flottants. Méthodes d’entretien systémiques. Fabert, 6ème édition, 2017 (2004) (1ère édition : ESF Les objets flottants, au-delà de la parole en thérapie systémique, 1994)
- Yvelyne Rey, Marie-Thérèse Colpin., Le jeu de l’oie dans tous ses états, Fabert, 2014.
- Le GPS 2021 de François Balta sous la forme de trois articles dont le dernier présente deux pages de bibliographie sur le sujet.
- Y. Rey. Penser l′émotion en thérapie systémique : le blason familial. Thérapie familiale,
2003/1, n°24, p « 39-52


