ou Comment savons-nous ce que nous savons ?
En tant que coach, formateur, superviseur, je rencontre fréquemment cette formule magique, y compris chez les organismes les plus réputés :
7% – 38% – 55%
Ça vous dit quelque chose ?
Exemple pris au hasard sur le web (1) :
“Le professeur Mehrabian a quantifié cette tendance : les mots, le ton de la voix et le langage corporel représentent respectivement 7 %, 38 % et 55 % de la communication personnelle.“
Vous y croyez ? Vous le répétez peut-être ? Vous l’enseignez ?
C’est absurde !
93 % de ce que nous communiquons serait non verbal – donc ce que l’on dit n’a pas d’importance, c’est seulement notre apparence – ou la façon dont on le dit qui compte ?
C’est absurde !
Essayez d’expliquer l’étude de Mehrabian en utilisant uniquement la communication non verbale !
Regardez cette vidéo (3’29) ”Busting the Mehrabian Myth” :
Faites une recherche sur le Web : “Mehrabian Myth”, les articles dénonçant la généralisation des conclusions de Mehrabian sont nombreux et ne datent pas d’aujourd’hui. Voir aussi le paragraphe “Ressources” en fin de post…
Recherche de Mehrabian
En quoi consistait la recherche de Mehrabian ?
« Mehrabian a demandé à un expérimentateur de lire des mots à un public d’étudiants, des mots simples comme ‘amour’, sur différents tons et avec différentes expressions.
Il a ensuite demandé au public comment il savait ce que l’orateur voulait vraiment dire. Il ne s’agissait pas des mots, mais plutôt de l’intention de l’orateur.
À cette question, le public a répondu qu’il décodait l’intention derrière les mots de l’orateur à partir d’indices visuels dans 55 % des cas, et à partir du ton de la voix dans 38 % des cas. Dans 7 % des cas seulement, le public s’est référé aux mots eux-mêmes.
Les travaux de Mehrabian portaient sur ce qu’il appelait les messages silencieux (3), c’est-à-dire la manière dont les gens communiquent implicitement leurs émotions et leurs attitudes. «
—Nick Morgan (4)
Reportez-vous à l’article Wikipedia sur Mehrabian (7) pour voir en quoi consistait la recherche et les critiques portées sur les conclusions de cette recherche.
Il est particulièrement frappant que “la posture du corps” ne FIGURAIT PAS dans les paramètres étudiés alors que la formule magique est souvent employée comme argument d’autorité de l’importance du langage corporel, cf. l’extrait cité plus haut “le langage corporel et le ton de la voix de l’orateur”.
Sur le site de Mehrabian (6), vous trouverez cette précision essentielle, Mehrabian étudiait l’appréciation, “like-dislike”, pas la communication en général. Une expression plus juste de la formule s’exprime ainsi :
« Appréciation totale = 7 % d’appréciation verbale + 38 % d’appréciation vocale + 55 % d’appréciation faciale.
Mehrabian a synthétisé les résultats de ses études dans son livre “Silent Messages” (3) :
Dans le domaine des sentiments, nos expressions faciales, nos postures, nos mouvements et nos gestes sont si importants que lorsque nos mots contredisent les messages silencieux les accompagnant les autres se méfient de ce que nous disons – ils se fient presque entièrement à ce que nous faisons.
Albert Mehrabian
« Mon intention était d’étudier la communication des émotions«
Pas convaincu ? Écoutez Mehrabian lui-même (5) :
« Malheureusement, beaucoup de gens, je ne sais pas quelles sont leurs raisons, ont décidé de généraliser à l’excès mes conclusions et de faire croire qu’elles concernaient la communication en général, ce qui serait absurde. Je pourrais vous donner de nombreux exemples montrant à quel point il serait absurde d’affirmer que ces conclusions s’appliquent à la communication en général ».
« Veuillez noter que cette équation et les autres équations concernant l’importance relative d’un message verbal et d’un message non verbal, viennent d’expériences concernant la communication de sentiments et d’états d‘esprit. À moins qu’une personne ne parle de ses sentiments ou de ses états d‘esprits, ces équations ne sont pas applicables. »
La communication est complexe
L’article Wikipedia (7) se termine en prévenant que “différentes études peuvent parvenir à des conclusions très différentes en fonction de la méthode utilisée.”
Peut-être parce que ces études cherchent à séparer (approche réductionniste) ce qui est complexe (tissé/relié ensemble). Ray Birdwhistell, un anthropologue américain, a étudié dans les années 50-60 le langage du corps ( la kinésique) avant d’abandonner “la recherche illusoire d’un répertoire universel de la gestualité” (9) :
« Je ne fais pas simplement de l’esprit quand je dis que parler de communication non verbale est comme parler de physiologie non cardiaque, quand je dis que la physiologie, non l’anatomie, est le modèle essentiel. Le foie n’est un foie que sur la table de dissection de l’anatomiste. C’est la partie d’un cadavre, insuffisante pour une fonction vitale !».
Ce gars savait de quoi parlait, il a passé plusieurs années de sa vie à essayer de décoder et modéliser la communication sur une scène filmée (1956) : le décryptage de 6 secondes de film lui prit plusieurs centaines de pages et l’étude ne fut jamais publiée ! (8)

Pourquoi le succès de ce mythe ?
David McDermott se pose la question : (10)
“Pourquoi les formateurs, consultants, coachs continuent-ils à utiliser ce modèle à mauvais escient ?
Il leur donne une base apparemment scientifique pour dispenser une formation (…)”
Peut-on formuler l’hypothèse de la séduction exercée par la formule, son aspect mathématique, indiscutable ? L’argument d’autorité qu’elle confère à celui qui l’emploie ?
McDermott de conseiller : “La prochaine fois qu’un consultant en formation utilisera ces statistiques, remettez en question leur pertinence et leur applicabilité. Demandez-vous pourquoi il a choisi ce « fait » et si ce à quoi il vous forme est vraiment aussi pertinent qu’il y paraît.”
Attention : utiliser ces chiffres vous décrédibilise et, pire, décrédibilise votre profession : consultant, formateur, coach,…
Les niveaux d’élaboration du mythe
Tentons une modélisation de la manière dont le mythe se propage :
| 1) expérimentation | l’expérimentation de Mehrabian est discutable scientifiquement par ses parti-pris | cool, c’est le boulot de la communauté scientifique. Cette discussion existe. |
| 2) conclusion de l’expérimentation | la conclusion est discutable par le fait de mixer deux expérimentations discutable aussi par la forme statistique : illusion de la précision des pourcentages sur un sujet complexe | la communauté scientifique a joué de nouveau son rôle en alertant sur la fragilité de cette conclusion Des expérimentations complémentaires ont été menées |
| 3) généralisation | des personnes ont généralisé à l’ensemble de la communication, la conclusion de Mehrabian, en la détachant des expérimentations et de l’intention du chercheur | incompétence ou malhonnêteté intellectuelle ?ou les deux ? La communauté a joué son rôle, le Web fournit plein d’article de mise en garde sur l’absurdité de cette généralisation |
| 4) propagation | des professionnels répandent cette généralisation sans esprit critique, sans réflexion, sans vérification, malgré les nombreux articles sur le web | Révèle une compétence sous-estimée : vérifier ses sources Il s’agit d’un problème collectif où chacun(e) à sa part de responsabilité |
Ça ne passera plus par moi ?
La dernière étape relève de notre responsabilité : éviter la propagation puisque le travail de mise en doute est disponible.
Je lance donc cette tentative printanière : svp, supprimez de vos supports la référence à la formule de Mehrabian.
Joignez-vous au mouvement « le mythe de Mehrabian ne passera pas par moi » 🙂
Et relayez ce post sur vos réseaux sociaux, blogs, …
Chiche ?
Comment savons-nous ce que nous savons ?
Individuellement, pour la plupart, nous ne sommes pas des chercheurs, des doctorants et n’avons pas les compétences nécessaires pour interroger la validité des études scientifiques. Nous sommes soumis au risque de propager des mythes et donc de nous décrédibiliser…
Nous devons développer la compétence collective de vérifier nos sources, de nous questionner entre nous “d’où tiens-tu cela ?”, “comment sais-tu cela ?”, de partager la dénonciation des mythes, de devenir ce que Laurent Bossavit nomme des chasseurs de lutins (LEPRECHAUNSBUSTER (11) ).
La session du 24 mai 2024 du webinaire offert « Réflexivité pour les acteurs du changement » sera consacrée à cette question : « Comment je sais ce que je sais ? »
https://www.meetup.com/fr-FR/auto-supervision-des-professionnels-du-changement/events/297023260/
Ressources
Les traductions des différentes citations sont de l’auteur de cet article.
(1) Mehrabian : La règle des 3V
https://www.demeter-sante.fr/2022/11/19/les-3v-de-mehrabian
(2) Busting the Mehrabian Myth
https://www.youtube.com/watch?v=7dboA8cag1M
(3) Le livre “Mehrabian, A. (1981). Silent messages: Implicit communication of emotions and attitudes. Belmont, CA: Wadsworth”
Vous pouvez le trouver en PDF sur le Web
(4) Debunking the Debunkers — the Mehrabian Myth Explained (Correctly)
https://publicwords.com/2009/07/23/debunking-the-debunkers-the-mehrabian-myth-explained-correctly
Les commentaires du post valent la peine d’être lus et fournissent une bibliographie d’études complémentaires sur la communication. Il s’est passé des choses depuis l’étude de 1967 de Mehrabian !
(5) Interview d’Albert Mehrabian
https://www.youtube.com/watch?v=bPi7GmQIjB8 (11’35)
(6) Site d’Albert Mehrabian
https://www.kaaj.com/psych/smorder.html
(7) Albert Mehrabian sur Wikipedia
https://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_Mehrabian
(8) voir cette reconstitution de la scène de la cigarette (2024)
https://www.youtube.com/watch?v=5h1W03QOY3Y
(9) https://fr.wikipedia.org/wiki/Ray_Birdwhistell
(10) The Mehrabian Myth
https://edomidas.com/the-mehrabian-myth/
(11) Article de 2012 : LAURENT BOSSAVIT, LEPRECHAUNSBUSTER
https://ckti.com/2012/12/11/laurent-bossavit-leprechaunsbuster/
What Percentage Of Communication Is Nonverbal? 93% Is A Myth
https://www.spring.org.uk/2023/02/what-percentage-communication-nonverbal.php
avec des détails sur les expériences Mehrabian et les différents biais qui se glissent dans les expérimentations.
Illustration du gorille : https://pixabay.com/fr/photos/gorille-singe-primate-animal-3113581/

