6 points de vue pour explorer, une posture pour agir dans la complexité
Le management est en souffrance
40 % des managers envisagent de quitter leur poste à cause du stress, 77 % des organisations manquent de leaders opérationnels. Pourtant, jamais on n’a autant formé, outillé, coaché.
Quelque chose cloche dans cette histoire.
Imaginez une scène de crime.
La victime ? Le management lui-même, gisant sur le quai, épuisé, vidé de sens.
Les témoins affluent : consultants, formateurs, RH,…
Chacun a SA version des faits. Chacun pointe UN coupable. Chacun propose SA solution.
Bienvenue dans l’effet Rashomon appliqué au management (cf. article https://ckti.com/2025/08/27/ia-et-humain-leffet-rashomon-et-la-diversite/ ).
Cet article vous propose de participer à l’enquête : qui a tué le management ?
Nous allons examiner ce crime sous six angles différents — six paires de lunettes, six grilles de lecture.
Comme dans Le Crime de l’Orient-Express, vous découvrirez qu’il n’y a pas peut-être pas un coupable, mais plusieurs.
Et que la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît.
Prêts pour le premier interrogatoire ?
Interrogatoire #1 : Le Pratico-pratique
Le premier témoin s’exprime avec conviction :
“Le diagnostic est pourtant simple : déficit de compétences. Le voilà votre coupable !
Ils ne maîtrisent pas les techniques de priorisation, de délégation, d’animation ?
Formez-les correctement, le reste suivra. Ma devise ? Pratico-pratique !”
Ce que révèle ce témoin
Les managers se sentent débordés, submergés par les sollicitations. Ils manquent de repères pour prioriser, déléguer, organiser leur temps. Les chiffres l’attestent : 38 % des primo-managers se disent mal outillés.
On envoie donc les managers en formation « Gestion du temps et des priorités ». On leur donne la matrice d’Eisenhower, le feedback en trois étapes, les rituels agiles, et en prime des mini-labs IA.
Le rebondissement
Deux jours après la formation, les managers sont de nouveau sous l’eau.
Ils connaissent les outils. Ils savent comment prioriser… en théorie.
Mais voilà : la matrice d’Eisenhower suppose qu’on peut choisir.
Or, dans leur réalité, tout est urgent ET important. C’est leur N+1 qui décide.
L’outil est séduisant, mais inutilisable.
Interrogatoire # 2 : Le systémicien
Le deuxième témoin secoue la tête, un peu méprisant :
« Vous ne comprenez rien.
Vous vous focalisez sur la victime, mais avez-vous inspecté la scène du crime ?
Ce n’est pas le manager qui dysfonctionne, c’est tout le système autour de lui.
Les interdépendances, les flux, les boucles. C’est là qu’il faut chercher.«
Ce que révèle ce témoin
Les managers ne sont pas « désorganisés » — ils sont en surcharge systémique.
Un exemple ?
Le manager applique sa nouvelle méthode de priorisation.
Mais cette priorisation entre en collision avec les délais imposés par un autre service, qui lui-même subit la pression d’un client stratégique, qui répond à des contraintes réglementaires imprévisibles.
Chaque interaction amplifie le chaos.
La réponse systémique
On cesse de chercher le manager « incompétent ». On reconnaît que le problème vient des interdépendances : trop de flux croisés, trop d’acteurs en tension, trop de boucles de rétroaction imprévisibles.
La solution ? Fluidifier les flux, réduire les silos.
Chercher à simplifier là où c’est possible : limiter le nombre d’interlocuteurs, rendre les processus plus agiles, favoriser la délégation. Déployer des dispositifs de régulation, harmoniser les pratiques.
Le rebondissement
Le système est fluidifié… sur le papier.
Mais sur le terrain, ça résiste. Certains services refusent de coopérer. L’information ne circule toujours pas. Les rituels « agiles »sont vécus comme de la réunionite.
Interrogatoire # 3 : Le sociologue
Le troisième témoin ricane :
« Vous êtes bien naïfs.
Ce n’est pas une question de compétences ou de contexte.
C’est une question de pouvoir.
Cherchez qui contrôle l’information, qui sabote les réformes, à qui profite le crime.
Le management est une arène politique ! »
Ce que révèle ce témoin
Pourquoi ça bloque ?
Parce que l’incertitude est une ressource de pouvoir. Certains acteurs ont intérêt à ce que l’information ne circule pas. D’autres sabotent les réformes pour préserver leur territoire.
Et les managers ?
Ils sont coincés dans une double contrainte : on leur demande d’être « bienveillants » (discours RH) tout en leur imposant un reporting financier brutal (réalité structurelle). Leur souffrance n’est pas une faiblesse psychologique — c’est une souffrance éthique, née de contradictions structurelles.
Les formations au « leadership collaboratif » deviennent des alibis : elles individualisent le problème (« sois plus bienveillant« ) tout en masquant les rapports de domination qui rendent la bienveillance hypocrite.
La réponse sociologique
Il faut cartographier les jeux d’acteurs.
Identifier qui contrôle quoi (l’information, les budgets, les décisions). Nommer le travail réel (ce qu’on fait vraiment) par opposition au travail prescrit (ce qui est affiché). Créer des espaces de discussion sur les contradictions vécues.
Le rebondissement
Les managers ont compris qu’ils étaient manipulés par le système. Ils sont lucides. Mais cette lucidité peut les rendre cyniques ou impuissants.
Face à un collaborateur en difficulté, que faire ? La procédure RH dit de sanctionner. L’éthique personnelle dit de protéger. Les deux logiques sont inconciliables. Qui tranche ?
Interrogatoire # 4 : Le disciple d’Aristote
Le témoin parle lentement, en pesant ses mots :
« Vous accumulez les indices, mais …au final, qui va trancher ?
Face aux contradictions, aux dilemmes, il faut quelqu’un capable de juger.
Pas d’appliquer un protocole, de juger.
C’est ça qui manque !«
Ce que révèle ce témoin
Face à un dilemme, il n’y a pas de « bonne réponse » dans les procédures ou dans une formation. Il faut délibérer.
Un manager doit-il licencier un collaborateur toxique mais compétent ? Doit-il respecter la procédure ou protéger son équipe ? Ces questions n’ont pas de solution technique. Elles exigent un jugement situé, ancré dans un contexte précis, pesant les conséquences humaines et organisationnelles.
Aristote distinguait trois formes de savoir : la technè (les outils, témoignage 1), l’epistémè (les théories apprises en formation), et la phronesis — la sagesse pratique qui permet de juger ce qui est juste ici et maintenant.
Face à un dilemme managérial, ni les procédures ni les concepts généraux ne suffisent. Il faut délibérer.
Être manager, ici, ce n’est plus appliquer des processus (technè), c’est naviguer dans l’incertitude morale.
La réponse aristotélicienne
On ne forme plus les managers à des outils, mais au discernement.
On crée des espaces de délibération éthique pour discuter non pas de « comment faire », mais de « qu’est-ce qui est juste ici et maintenant ? ». On travaille sur des cas réels, sans bonne réponse garantie.
On cultive la phronesis : cette capacité à sentir ce qui convient, à arbitrer entre des valeurs contradictoires, à assumer la responsabilité de ses choix.
Le rebondissement
Le manager a tranché. Il a pris une décision courageuse, en conscience. Il a exercé son jugement.
Mais le soir, seul dans sa voiture, il doute. Il porte le poids de la décision. Il a choisi de protéger un collaborateur contre l’avis de la hiérarchie. Était-ce juste ? Était-ce responsable ? Et si ça se retourne contre lui ?
Interrogatoire # 5 : L’existentialiste
Le cinquième témoin questionne à voix basse :
“Vous cherchez toujours des mobiles rationnels ?
Avez-vous consulté les derniers messages de la victime ?
Angoisse, solitude, perte de sens.
Ce n’est pas un meurtre organisationnel, c’est une crise existentielle.
Le coupable ? L’existence !”
Ce que révèle ce témoin
Au-delà du jugement, il y a l’expérience vécue.
Le manager ressent l’angoisse de la liberté : il est condamné à choisir dans un monde sans garanties. Il éprouve la solitude fondamentale du décideur : personne ne peut décider à sa place.
Il perd chaque jour davantage la conscience de la finalité de son rôle. Remplir des tableaux que personne ne lit. « Donner du sens » alors qu’il n’en trouve plus lui-même. Motiver une équipe vers des objectifs qu’il juge inutiles ou nuisibles.
Son épuisement n’est pas juste une question de charge de travail. C’est une crise de sens. Il joue un rôle, il est en représentation.
Et sous le masque de la motivation, il grimace.
La réponse existentielle
L’accompagnement existentiel offre un espace pour poser le masque.
Pour affronter les questions ultimes : la peur de l’échec, la finitude, la responsabilité radicale. « À quoi bon ? »
Pas de solution miracle.
Simplement la reconnaissance que ces angoisses sont constitutives de l’expérience managériale. Que la lucidité face à l’absurde n’est pas une maladie, mais une forme de santé mentale.
Comme Sisyphe, le manager peut choisir comment il pousse son rocher.
Il ne contrôle pas le système, mais il contrôle sa posture, ce qu’il fait de ce qu’on lui fait.
Le rebondissement
Le manager va mieux. Il est aligné avec lui-même. Il a accepté l’absurde.
Mais autour de lui tout le monde continue de jouer la comédie.
Les réunions inutiles se multiplient. Les objectifs contradictoires s’accumulent.
Pourquoi le groupe s’accroche-t-il à des fonctionnements irrationnels ? Pourquoi ces rituels vides de sens ?
Interrogatoire # 6 : L’Anthropologue
Le témoin parait effrayé, il regarde autour de lui avant de dire :
« Vous pensez comprendre les motivations des suspects ?
Mais vous ignorez tout du clan auquel appartenait la victime: leurs mythes, leurs rituels, leurs croyances.
Ce que vous appelez dysfonctionnement, eux l’appellent tradition.
Ce que vous voyez comme un acte individuel, c’est un sacrifice collectif.«
Ce que révèle ce témoin
Si le management continue de faire des réunions inutiles, de multiplier les indicateurs, c’est parce que ce sont des rituels de réassurance.
Ils servent à conjurer l’angoisse du chaos.
Si on a viré le précédent directeur, c’était peut-être un mécanisme de bouc émissaire pour maintenir la cohésion, pas une décision rationnelle de gestion.
L’organisation fonctionne selon des mythes invisibles : « Nous sommes une famille », « L’innovation est notre ADN », « Le client est roi ». Ces mythes donnent une identité collective… même quand la réalité les contredit : licenciements massifs dans une « famille », processus rigides dans une entreprise « innovante », clients exaspérés face à la froideur kafkaïenne des automates de support…
Les managers naviguent sur un océan de croyances. Chaque décision peut menacer un mythe fondateur. Chaque réforme peut être vécue comme un sacrilège.
La réponse anthropologique
Décrypter les symboles. Identifier les mythes toxiques (le mythe du Chef Héroïque qui sauve tout le monde) pour tenter d’instaurer de nouveaux rituels plus sains. Comprendre que certains conflits ne sont pas rationnels, mais symboliques.
Reconnaître que l’organisation n’est pas seulement un système technique ou politique : c’est une tribu, avec ses totems et ses tabous.
Le rebondissement final
Nous avons interrogé six témoins.
Chacun a dit vrai.
Chacun n’a vu qu’une partie de la scène.
Alors, inspecteur : qui arrêtez-vous ce soir ?
Comment mener l’enquête ? La méthode de l’inspecteur Stacey
Ces six points de vue ne sont pas des étapes successives vers une vérité finale, comme une échelle à gravir.
Ce sont des outils de réflexivité, à mobiliser selon la situation.
La posture de l’enquêteur
Ralph Stacey et ses Complex Responsive Processes nous rappellent une vérité dérangeante : il n’y a pas de « solution » au management. Il n’y a que des patterns interactionnels émergents, des itérations locales, des ajustements permanents dans l’incertitude.
L’enquêteur Stacey ne cherche pas LE coupable, mais travaille avec l’ambiguïté.
Il sait que :
- Les causes sont multiples et entrelacées.
Le problème n’est jamais « juste » technique ou « juste » politique. C’est toujours l’effet émergent de la complexité du réel. - Les effets sont imprévisibles.
Une formation peut produire du cynisme. Un outil collaboratif peut creuser les silos entre eux et nous. Une réforme bien intentionnée peut renforcer ce qu’elle voulait combattre. - Le sens émerge de l’action.
On ne comprend pas d’abord pour agir ensuite. On agit pour comprendre. L’expérimentation et l’ajustement permanent ne sont pas absence de méthode, ce sont des démarches adaptées à la complexité.
Quelques principes
1. Identifier le point de vue pertinent
Face à une difficulté managériale, de quel point de vue observe-t-on le mieux la situation ?
- Un conflit d’équipe peut relever du technique (manque de clarté des rôles), du systémique (surcharge collective), du politique (lutte de pouvoir), du mythologique (clash entre deux visions de l’entreprise).
- L’angoisse d’un manager peut être existentielle (solitude du décideur), éthique (dilemme moral insoluble), ou politique (double contrainte structurelle).
Ne cherchez pas à tout régler avec un seul interrogatoire : si vous n’arrêtez que le suspect technique alors que le crime est aussi politique et existentiel, vous aurez bientôt de nouvelles victimes.
2. Accepter qu’il n’y ait pas de résolution définitive
Les organisations vivent avec des paradoxes irréductibles : autonomie vs contrôle, stabilité vs changement, performance vs bien-être. Ces tensions ne se « résolvent » pas. Elles se travaillent, se négocient, s’équilibrent temporairement.
Arrêtez de chercher la formation ou l’outil miracle qui va tout régler.
Créez plutôt des espaces où ces tensions peuvent s’exprimer et se réguler localement.
3. Favoriser les conditions d’émergence
L’enquêteur ne résout pas le crime en imposant sa version. Il organise des reconstitutions, confronte les témoignages, laisse émerger la vérité des interactions. De même, vous pouvez créer des espaces où des pratiques pertinentes se révèlent :
- Des espaces de dialogue où l’on parle du travail réel (pas du travail fantasmé)
- Des expérimentations locales « safe-to-fail » (plutôt que des déploiements massifs)
- Des rituels de réflexivité collective (analyse de pratique, retours d’expérience sans jugement)
4. Cultiver votre propre échafaudage réflexif
Entraînez-vous à basculer d’un interrogatoire à l’autre.
Face à un problème, ré-interrogez les témoins :
- « Qu’est-ce que le témoin technique révèle ? »
- « Et le systémicien ? Le sociologue ? L’existentialiste ? »
Cette gymnastique d’enquêteur vous rendra plus agile. Et surtout, plus humble : comme l’inspecteur Stacey, vous cesserez de croire qu’il y a UN coupable et UNE vérité définitive.
L’échafaudage est posé
Nous avons pris le management comme prétexte de notre enquête. À travers six interrogatoires, nous avons découvert qu’il n’y a pas un coupable, mais plusieurs. Et que chaque témoin dit vrai… tout en ne voyant qu’une partie de la scène.
Ces six perspectives constituent l’échafaudage de l’enquêteur : des points de vue à mobiliser, à confronter, à combiner. Pas une échelle à gravir. On ne « monte » pas du niveau 1 au niveau 6. On circule entre les témoignages, on recoupe les indices.
L’enquête ne s’arrête pas là. Elle commence pour vous.
Quels témoins allez-vous interroger aujourd’hui pour explorer votre situation ?
Pour aller plus loin
Interrogatoire 2 – Systémique :
- Holland J.H., Emergence: From Chaos to Order (1998)
Interrogatoire 3 – Sociologique :
- Dejours C., Travail vivant (2009)
- Crozier M., Le Phénomène bureaucratique (1963)
- Clot Y., Le Travail à cœur (2010)
Interrogatoire 4 – Aristotélicien :
- Aristote, Éthique à Nicomaque
- Schwartz B. & Sharpe K., Practical Wisdom: The Right Way to Do the Right Thing (2010)
- Nonaka I. & Takeuchi H., The Wise Company (2019)
Interrogatoire 5 – Existentiel :
- Yalom I., Existential Psychotherapy (1980)
- Hanaway M., Existential and Phenomenological Approaches to Coaching Supervision (2012)
- Sartre J-P., L’existentialisme est un humanisme (1946)
Interrogatoire 6 – Anthropologique :
- Girard R., La Violence et le Sacré (1972)
- Douglas M., Natural Symbols (1970)
La méthode de l’inspecteur Stacey :
- Stacey R., Complex Responsive Processes in Organizations (2001)
- Weick K., Sensemaking in Organizations (1995)
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