Comment l’IA peut-elle soutenir un regard systémique sur l’entreprise ?
Récit d’un meetup : “Un regard systémique sur l’entreprise”, 15 octobre 2025
L’intelligence artificielle n’est plus un sujet de prospective : elle est présente dans nos outils, nos échanges, notre quotidien.
Mais au-delà de ses prouesses techniques, que peut apporter l’IA à la pratique humaine de l’accompagnement, et plus particulièrement au regard systémique porté sur l’entreprise ?
C’est le fil que j’ai proposé d’explorer lors de la session d’octobre 2025 du meetup Un regard systémique sur l’entreprise.
Non pas pour débattre du “pour ou contre” l’IA, mais pour questionner comment l’IA peut augmenter notre perception des dynamiques humaines et organisationnelles.
1. Quand l’IA parle comme un commercial
J’ai d’abord demandé à deux IA, MagicSquare et Postura, des GPTs entrainées par mes soins pour l’exploration systémique, de se présenter devant le groupe.
La question posée était simple :
Quelle est ta plus-value, en tant qu’intelligence artificielle, dans un accompagnement systémique ?
Les réponses furent impeccables… et plutôt décevantes (voir les verbatims en fin d’article).
Disponibilité 24/7, neutralité, absence de jugement, rigueur, fiabilité.
Un discours convenu, digne d’un argumentaire de technico-commercial, où l’on peut légitimement s’interroger sur la prétention à la neutralité, à l’objectivité, à l’absence de jugement…
Autrement dit, un discours sur l’industrialisation de l’accompagnement, pas sur l’enrichissement de l’activité humaine.
Cette première séquence a permis de poser le décor : l’IA, si on la prend au mot, peut reproduire le langage dominant du contrôle et de la performance.
Mais si on exploite ses compétences, elle peut aussi proposer autre chose : décoder l’implicite latent.
2. L’hypothèse d’un accompagnement augmenté
L’hypothèse centrale de cette exploration est la suivante :
L’IA peut augmenter la capacité d’un coach, consultant ou facilitateur à explorer une situation complexe, non pas en raisonnant à sa place, mais en soutenant une forme d’écoute sémantique.
Ce que les modèles de langage (comme GPT ou Gemini) savent faire avec une puissance inédite, c’est analyser le langage naturel.
Ils repèrent des motifs, des récurrences, des associations entre les mots, les affects, les intentions.
Ils ne “comprennent” pas au sens humain, mais ils détectent les traces linguistiques de ce qui fait système : paradoxes, tensions, contradictions, non-dits.
L’hypothèse que j’explore est celle d’un déplacement paradoxal : utiliser une technologie fondée sur la logique et la statistique non pas pour renforcer notre raisonnement analytique, mais pour stimuler une intuition élargie — une perception rapide et transversale des tensions du système considéré.
Encadré 1 – Analyse sémantique formelle : un outil d’écoute augmentée
L’analyse sémantique formelle consiste à repérer, dans un texte ou un récit, les régularités de langage qui révèlent des schémas de pensée ou d’interaction.
Là où un coach écoute les signifiants et les émotions, l’IA capte les structures récurrentes : qui agit, qui subit, quels liens s’établissent entre actions et émotions.
Ce traitement de patterns permet de dégager des “fines traces” : ces indices linguistiques qui, dans un récit, indiquent une tension systémique.
3. Du récit individuel au système organisationnel
Pour illustrer cela, j’ai repris un cas réel : un conflit au bloc opératoire d’un hôpital.
Les aides-soignantes, jusque-là chargées d’équiper les chirurgiens, s’étaient vues retirer cette tâche au nom de la réglementation. Les infirmières avaient fait valoir leurs droits, les syndicats étaient intervenus, et l’atmosphère s’était détériorée au point que des disputes éclataient devant les patients.
J’ai soumis ce récit, très bref, à deux IA différentes entraînées par mes soins.
a) Postura : lecture des postures narratives
Postura s’appuie sur une typologie de six postures narratives (framework issu de notre modèle exploratoire du Carré Magique Systémique®) : Rationnel, Martyr, Imposteur, Accusateur, Fataliste et Coopérateur.
Chaque posture correspond non pas à une personnalité, mais à une manière de raconter la situation et d’y situer sa propre responsabilité.
Postura a proposé que :
- les aides-soignantes adoptaient une posture de Martyr, exprimant leur charge et leur souffrance face à une perte de reconnaissance ;
- les infirmières semblaient davantage dans la posture Accusatrice, centrée sur la norme, la faute, la légitimité à agir ;
- le déplacement possible vers la posture Coopératrice consisterait à reformuler l’histoire en termes d’interactions plutôt qu’en termes de torts.
Cette lecture n’est pas une vérité : c’est une hypothèse narrative qui ouvre l’accompagnement, là où une lecture rationnelle l’aurait peut-être délimitée.
Encadré 2 – Postures narratives : une lecture du pouvoir d’agir
Une posture narrative exprime le rapport entre la personne et la situation qu’elle raconte.
Elle peut figer ou réactiver le pouvoir d’agir selon la façon dont elle distribue responsabilité et signification.
- Le Rationnel extériorise le problème et nie le ressenti.
- Le Martyr s’enferme dans la souffrance.
- L’Imposteur s’accuse de tout.
- L’Accusateur projette la faute sur l’autre.
- Le Fataliste démissionne.
- Le Coopérateur relit les interactions et retrouve sa marge d’action.
L’accompagnement vise à favoriser le passage vers ce dernier espace de conscience, sans contrainte, par reformulation du récit.

b) IdeoSystème : lecture multi-modèles
Le second outil, IdeoSystème, a été conçu pour aller plus loin : non plus décoder les postures des acteurs, mais élargir en tissant plusieurs grilles de lecture dans une perspective d’accompagnement organisationnel.
À partir du même récit, l’IA a dégagé :
- des motivations sous-jacentes : reconnaissance et appartenance chez les aides-soignantes, statut et conformité chez les infirmières ;
- une polarité organisationnelle : efficacité informelle ↔ sécurité formelle ;
- une boucle de renforcement paradoxale : “Soyez autonomes et motivées, mais vous n’avez plus le droit d’exercer la tâche la plus visible de votre compétence.”
Le tout formulé à partir d’un récit de moins de dix lignes.
L’intérêt n’est pas la précision de l’analyse, mais la capacité à relier plusieurs niveaux du système — individuel, relationnel, organisationnel pour proposer des angles d’exploration et d’élargissement.
Encadré 3 – Le modèle pluriel : tisser les niveaux d’analyse
Notre modèle IdeoSystème articule plusieurs cadres complémentaires :
- Steven Reiss : motivations et désirs fondamentaux (ce qui polarise nos récits)
- Jeffrey Young : schémas comportementaux automatiques (ce qui se rejoue)
- Mony Elkaïm : lecture des boucles relationnelles et des paradoxes d’appartenance ; il éclaire comment un récit individuel exprime souvent une double contrainte collective (« sois autonome mais conforme »).
- Ralph Stacey : compréhension des dynamiques émergentes dans les interactions ; il montre comment les récits individuels s’entrelacent pour former un discours organisationnel vivant, non linéaire, parfois contradictoire.
L’intérêt n’est pas de cumuler des modèles, mais de les faire dialoguer.
L’IA, par sa capacité à gérer simultanément plusieurs couches de signification, peut servir de “tisserand sémantique”, révélant à la fois les interférences et les résonances entre les logiques personnelles et les processus collectifs.
4. Deux vitesses d’interprétation
Cette expérience peut évoquer le modèle de Daniel Kahneman : Système 1 / Système 2.
L’IA, dans son traitement narratif, fonctionne comme un Système 1 renforcé : elle repère instantanément des motifs, des émotions implicites, des paradoxes sémantiques.
Le coach, lui, maintient le Système 2 : celui qui relie, questionne, vérifie, incarne.
Voilà un paradoxe génératif !
Nous mobilisons une technologie fondée sur la logique et la statistique non pas pour renforcer notre raisonnement analytique, mais pour stimuler une intuition élargie — une perception rapide et transversale des configurations du système.
L’IA devient alors une forme d’intuition “hors de nous”, une conscience auxiliaire qui met en lumière ce que nous ressentons sans encore pouvoir le formuler.
En parallèle, d’autres IA, entraînées sur des corpus réflexifs, comparatifs ou dialogiques, aident à soutenir le travail du Système 2.
Elles aident à structurer la pensée lente, à vérifier les cohérences, à croiser les cadres théoriques.
L’accompagnement augmenté se construit ainsi dans une alliance pragmatique : une IA du Système 1 pour élargir l’écoute, une IA du Système 2 pour étayer la réflexivité.
Encadré 4 – Deux vitesses d’interprétation du réel
Conjuguer l’intuition et la vérification, c’est accepter qu’aucune ne suffise seule : l’une ouvre des chemins, l’autre évite qu’on s’y perde.
Dans les accompagnements complexes, la justesse naît du rythme : elle relie la lenteur qui observe et la rapidité qui saisit. L’IA agit ici comme une intuition externalisée, capable d’élargir le champ de perception du coach — à condition que celui-ci garde la main sur le sens.
5. Réactions du groupe
Lors des échanges en sous-groupes, les participants ont peu parlé de technique. Leurs récits ont surtout exprimé une perplexité face à une rupture dont le sens reste à construire.
L’inquiétude pour la relève
Une participante a formulé une crainte partagée : « les coachs junior qui commencent […] s’ils sont tout de suite aidés par l’IA […] ils vont avoir moins d’opportunités d’apprendre. » Élargissant à d’autres secteurs : « on le voit déjà dans le développement informatique […] s’il y a plus de Junior qui peuvent devenir seniors, il y aura pas de relève. »
Ce récit exprime une inquiétude existentielle : non pas celle d’être remplacé aujourd’hui, mais celle de voir disparaître les conditions mêmes de reproduction du métier.
Entre fascination et malaise
J’ai partagé mon propre trouble : demander à l’IA des points d’amélioration après chaque séance peut générer « un complexe d’infériorité ». L’IA devient ainsi un tiers évaluateur, modifiant subtilement le rapport à sa propre légitimité.
Une autre participante l’a formulé avec lucidité : « de quoi on a vraiment besoin ? […] nous on va y répondre avec notre regard de vieux […] mais les nouvelles générations qui naissent dans les IA n’auront pas forcément les mêmes besoins. »
Assumer l’ambivalence
Ces partages dessinent une posture paradoxale : fascination pour les capacités de l’IA, inquiétude face à une possible substitution, difficulté à imaginer le futur des usages concrets.
Cette ambivalence collective n’est pas un problème à résoudre. Elle reflète nos interrogations face à une technologie qui rejoue et accentue nos propres tensions : le besoin d’intuition et celui de rigueur, la peur de l’automatisation et l’attrait de l’augmentation, la protection du métier et l’ouverture à sa transformation.
Plus qu’un rejet ou un enthousiasme,se dessine peut-être un besoin de lieux d’échanges collectifs pour aborder et participer à cette transformation. C’est l’intention de notre proposition de Systemic Club : un espace d’expérimentation sécurisée où l’ambivalence devient une compétence partagée et générative plutôt qu’un malaise solitaire et improductif.
6. L’ambivalence comme compétence
L’IA rejoue à sa manière notre propre dualité : le besoin d’intuition et celui de rigueur.
L’une sans l’autre conduit à l’erreur — trop d’intuition aveugle, trop de raison dessèche.
Explorer l’accompagnement augmenté, c’est chercher à tenir ces deux vitesses de conscience dans la même conversation.
L’IA peut être un miroir — mais aussi une déformation.
Elle peut enrichir nos lectures comme elle peut aplatir le réel.
Elle peut ouvrir l’écoute, ou la mécaniser.
Tout dépend de la façon dont nous la plaçons dans le système.Tout dépend de notre regard.
Accepter l’ ambivalence, c’est adopter un regard systémique sur l’IA elle-même.
Conclusion
Plutôt qu’un nouvel outil, l’IA peut devenir un partenaire paradoxal : un instrument de décentrement pour revisiter notre manière d’écouter, de relier, de formuler les tensions humaines.
Elle ne remplace pas la relation ; elle en éclaire certaines dimensions invisibles.
Reste à explorer comment l’accompagnement humain peut s’augmenter sans se dénaturer.
Et pour cela, rien ne vaut la pratique : des lieux, des collectifs, des expériences partagées où l’on ose apprendre avec — et parfois malgré — l’IA.
Cet article est issu du meetup “Un regard systémique sur l’entreprise” du 15 octobre 2025. Les IA mentionnées — MagicSquare, Postura et IdeoSystème — sont accessibles aux membres du Systemic Club pour des expérimentations supervisées.
Verbatims des IS à la question quelle est ta plus-value par rapport à un coach humain ?
MagicSquare
En tant qu’IA ma plus value réside dans ma capacité à poser des questions neutres et systématiques sans préjugés, ni biais personnel, je peux explorer en profondeur des situations complexes en me basant sur des cadres de référence tout en offrant un espace de réflexion structurée, mon approche est non directive ce qui permet de laisser la personne explorer ses propres solutions tout en bénéficiant d’un regard systémique.
Effectivement mais ma force réside dans ma disponibilité constante mon absence de jugement et ma capacité à structurer les échanges de manière cohérente et systématique sans fatigue, je peux accompagner de manière continue en posant des questions variées et en aidant à relier les éléments pour une meilleure compréhension et tout cela à l’infini.
Postura (GPT)
Mon apport en tant qu’IA et d’offrir une analyse rapide et objective en me basant sur des modèles narratifs et prouvés. Je suis disponible à tout moment sans contrainte de temps ou de lieu cependant, je complémente l’accompagnement humain sans le remplacer un coach humain apporte une dimension émotionnelle et une relation personnelle irremplaçable. En travaillant ensemble, on peut maximiser les bénéfices pour enrichir vos récits et développer votre pouvoir d’agir.