Du changement de locomotive au récit de soi : limites d’une métaphore fondatrice
La distinction fondatrice et sa métaphore
L’École de Palo Alto a établi une distinction conceptuelle majeure entre changement de type 1 (ajustements dans le système) et changement de type 2 (transformation du système lui-même). Pour illustrer cette différence, Paul Watzlawick a proposé l’analogie de la locomotive : transformer une locomotive à vapeur en locomotive électrique pièce par pièce est inefficace ; il faut changer de technologie.
Cette distinction reste opérationnelle pour identifier les impasses de changement où la démarche « plus de la même chose » produit des échecs récurrents. Elle permet de reconnaître quand un problème nécessite un changement des règles du jeu plutôt qu’un simple ajustement quantitatif.
Une confusion de types logiques ?
Gregory Bateson aurait peut-être pointé une subtilité problématique dans cette métaphore de la locomotive : elle confond le membre (une locomotive particulière que l’on entretient en remplaçant des pièces) et la classe (“l’ensemble des locomotives à vapeur”). Comme le soulignait avec humour Spinoza pour illustrer cette différence entre le membre et la classe, “le mot chat ne griffe pas, le mot chien ne mord pas”…
Quand on évoque le passage de « locomotive à vapeur » à « locomotive électrique », on parle en réalité de deux catégories technologiques distinctes, non de la transformation progressive d’une locomotive singulière.
La métaphore de la locomotive constitue une version moderne du fameux paradoxe du bateau de Thésée qui tracassait les grecs anciens : si l’on remplace progressivement chaque élément du bateau, reste-t-il le même bateau ? Ce paradoxe évoque la tension entre permanence identitaire et transformation continue qui caractérise l’existence humaine.
L’identité au risque du changement : Valjean et Javert
Victor Hugo nous offre dans Les Misérables une illustration saisissante de la tension identitaire à laquelle nous soumet un un recadrage existentiel majeur. Jean Valjean et l’inspecteur Javert subissent tous deux une expérience qui bouleverse leurs systèmes de référence, mais leurs destins divergent radicalement.
Valjean, confronté à la bonté de Monseigneur Myriel, parvient à accommoder cette expérience perturbatrice en transformant son identité. Il intègre cette nouveauté dans un récit de soi élargi, passant du forçat au bienfaiteur. Il devient Monsieur Madeleine.
Javert, face à la grâce de Valjean qui pulvérise son système binaire “Honnêtes gens/Bagnards”, ne peut opérer cette intégration. Son identité, rigidement fusionnée à ses règles, ne supporte pas l’accommodation nécessaire. Incapable de se redéfinir, il choisit la disparition plutôt que la transformation identitaire.
Là où Valjean peut se réinventer nominalement et socialement, Javert reste prisonnier de son identité rigide d’inspecteur au service de la Loi (*). La plasticité identitaire se révèle la clé du changement viable.
(*) d’ailleurs qui connait son prénom ? Pour tous, c’est “l’inspecteur” Javert. La fonction est identitaire !
Hugo montre que le changement humain requiert un processus d’intégration narrative. L’identité doit pouvoir se raconter différemment sans se renier totalement. Contrairement à une machine qu’on remplace (la locomotive), une personne doit pouvoir assurer la continuité de son histoire tout en s’ouvrant à de nouvelles possibilités d’être.
Vers une approche processuelle
Changer, pour une personne, ce n’est pas remplacer des pièces : c’est tisser un récit capable d’accueillir la nouveauté sans effacer l’histoire.
Plutôt que de concevoir le changement comme une opération technique (changer de locomotive), cela amène à le penser comme un processus de co-construction narrative. L’accompagnateur du changement n’est plus l’expert extérieur qui diagnostique le bon « type » de changement nécessaire, mais un accompagnateur qui aide la personne à faire évoluer son récit identitaire pour mieux intégrer les expériences de vie.
Cette approche respecte la complexité du changement humain : ni pure continuité (qui mène à la stagnation), ni rupture radicale (qui menace l’intégrité identitaire), mais tissage permanent entre permanence et transformation.