Transformer l’Impuissance en Ressource : un Cas Pratique

Quand la passivité devient un message : une APP qui s’enlise…

Dans un article précédent (Au secours, un participant chante pendant mon atelier), j’abordais la Méchante Connotation Positive (MCP) à travers un cas de formation, en montrant comment nos inconforts d’intervenant(e) peuvent devenir des portes d’entrée vers une compréhension plus fine du système et de ses dynamiques.

Cet article prolonge cette proposition, non pas en développant à nouveau les principes de la MCP, mais en partageant un autre exemple de mise en pratique, issu d’une situation d’Analyse de la Pratique Professionnelle (APP). Il s’agit ici de montrer comment un travail de prise de recul en supervision, nourri par la connaissance du contexte et l’écoute de ses propres ressentis, permet à une intervenante de formuler une MCP au service de l’alliance et du sens de l’accompagnement.

Parce que, parfois, ce que nous ressentons d’inconfortable est déjà une information présente, mais encore inexploitée…

Point de vue de l’intervenante

Cela fait cinq mois que Jeanne anime un petit groupe d’Analyse de la Pratique Professionnelle (APP) en intra, pour cinq salariées d’un organisme national de logement social. Elle a été sollicitée par la direction des ressources humaines pour accompagner ce collectif dans une démarche de professionnalisation et de soutien.

Les premières séances ont été difficiles, pesantes, mais Jeanne s’était dit que le temps ferait son œuvre, qu’elle allait pouvoir créer la relation. Pourtant, les mois passent et le constat reste le même. Peu de participation, peu d’engagement, des récits qui tournent en boucle autour des mêmes plaintes. Elle a tenté plusieurs approches pour stimuler le groupe, varier les formats, renforcer le cadre… Rien n’y fait.

Au fil du temps, Jeanne ressent un malaise croissant. Elle se surprend à guetter la fin de séance, à douter de ses compétences, à se dire que ce groupe est “inanimable”. A l’issue de la 5ème séance, elle réalise qu’elle commence à en vouloir au groupe, qu’elle se sent seule à porter la dynamique, et que cette situation la décourage profondément.

« J’en ai marre… je me sens nulle… j’ai l’impression de tirer le groupe à la rame depuis des mois. Ils ne parlent pas, ou à peine. Et en plus, je sens que je commence à leur en vouloir. C’est lourd. »

Travail en supervision

En supervision, Jeanne partage son inconfort : 

« J’ai l’impression de parler dans le vide… Je me sens inutile… C’est comme si ma présence n’avait aucun effet. Je me surprends même à me dire que c’est de leur faute, et ça ne me plaît pas. »

Le superviseur l’invite à explorer ce qui, dans ses ressentis, pourrait faire résonance avec le vécu du groupe. Il ne s’agit pas d’incriminer les autres, mais de considérer ses émotions comme une porte d’entrée dans le système.


Intersection

Dans ses premières réflexions sur la résonance, Mony Elkaïm parlait d’intersection. Autrement dit, la manière dont les ressentis de l’intervenante et les mots qu’elle utilise sont à considérer comme des hypothèses de résonance, d’intersection entre son monde et celui des participant(e)s.

Si le sentiment de ne pas être entendue, d’incompétence s’invitent, en quoi cela peut-il résonner avec quelque chose de similaire vécu par les participantes ?


Peu à peu, Jeanne reconnecte des éléments de contexte :

  • Ce groupe n’a pas demandé l’APP.
  • C’est la RH, en difficulté face aux nombreuses plaintes du terrain, qui a initié la démarche.
  • Les relations entre ce collectif et la RH sont historiquement tendues.
  • L’APP peut être perçue comme un outil de “désactivation des plaintes” : une façon d’inviter les collaboratrices à cesser de remonter des difficultés que la RH n’aura de toute façon pas les moyens de traiter. Maintenant, laissez-moi tranquille, vous pouvez en parler en supervision !

En reprenant tout cela, Jeanne comprend que son propre sentiment de ne pas être entendue, d’avoir à “tenir le cadre seule”, pourrait faire écho à une expérience plus large vécue par les participantes elles-mêmes :

être engagées dans un dispositif qui semble “pour leur bien”,
mais sans qu’elles en aient défini le sens ni approuvé le besoin.


Attention à ne dévaloriser personne 

Chacun fait de son mieux…de son point de vue. 

Organisation, RH, participantes, intervenante… 

La MCP n’est jamais disqualifiante…Elle utilise les ressentis comme un moyen de métacommuniquer sur des ressentis de double-contrainte qui restent implicites.

Par exemple, les participant(e)s peuvent se sentir coincées : s’intéresser à l’APP, participer, y trouver du plaisir, ce serait donner raison à la RH et au-delà trahir leurs revendications ! Inacceptable !


Formulation de la MCP

Avant la séance suivante, Jeanne choisit de partager ce qu’elle ressent et de le proposer comme une hypothèse ouverte au groupe :

« J’aimerais prendre un instant pour partager avec vous quelque chose d’un peu délicat, mais important.
Je vis ces séances avec vous comme particulièrement difficiles, parce que je me sens un peu inutile
particulièrement notre dernière séance où magré mes efforts pour être utile dans le travail sur la situation proposée,
je me suis sentie frustrée, impuissante, et un peu nulle, pour tout dire.
J’ai eu la sensation d’être la seule à vouloir que ça fonctionne,
et j’ai souvent le sentiment de parler dans le vide.

Pause

« Mais en même temps…
je me dis que ce que je ressens, ce découragement, ce questionnement sur le sens de ce que je fais,
Pause

c’est peut-être ce que vous ressentez aussi… 

Peut-être que cette place dans laquelle je me sens 
être là, sans être vraiment entendue, faire au mieux sans retour,
porter quelque chose qui ne semble pas entendu — 
pourrait être un reflet de votre réalité

Ce sentiment de ne pas être entendue, de se demander à quoi ça sert,
de répéter encore et encore sans que rien ne change vraiment

Peut-être que cette sensation d’inutilité, je ne suis pas seule à la ressentir ? »

Ce que permet le partage de la MCP

  • se dégager du rôle d’animatrice toute-puissante qui doit “faire parler” à tout prix. (*)
  • rejoindre les participantes sur un plan émotionnel, sans projection ni accusation.
  • proposer un espace de sens, où le dispositif peut être interrogé en tant que tel.
  • mettre en circulation un contenu émotionnel partagé, en exposant sa vulnérabilité, son authenticité.
  • rétablir une alliance non pas sur un objectif, mais sur une réalité relationnelle partagée.

C’est aussi une manière pour Jeanne de retrouver sa dignité professionnelle, non pas en “réussissant” à faire parler le groupe, mais en habitant avec intégrité ce qu’elle traverse — et en le transformant en levier de mise en mouvement.


(*) Éviter le “triangle dramatique”

Éviter que s’enclenche le jeu relationnel où les participant(e)s se placent en victimes pour mieux pouvoir disqualifier l’intervenant(e) comme “bourreau” alors que celle-ci tente désespérément de les “sauver” !


Transformer l’impuissance ressentie en ressource relationnelle

Ce cas illustre combien une démarche d’accompagnement peut basculer dans une forme d’impasse relationnelle lorsque l’intention du dispositif entre en conflit avec le vécu des personnes concernées. Et combien l’intervenant(e), même expérimenté(e), peut se sentir pris(e) au piège entre loyauté institutionnelle, exigences professionnelles, et fidélité à soi-même.

La Méchante Connotation Positive n’apporte pas une solution magique, mais elle offre une possibilité d’alliance renouvelée à partir du réel partagé. En choisissant de nommer ce qui est vécu — avec tact, prudence et authenticité —, l’intervenant(e) cesse de porter seul(e) la charge de “faire tenir” l’espace d’accompagnement. Il ou elle ouvre une brèche de sincérité dans laquelle peut à nouveau circuler quelque chose de vivant, de mobilisable.

C’est cette brèche qu’a osé créer Jeanne. Non en dénonçant, non en analysant, mais en mettant son propre ressenti au service d’un mouvement possible. Une manière de faire entendre, en douceur, ce que tout le monde ressentait sans pouvoir ou oser le dire…


Image par Anja de Pixabay

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