Explorer nos modes d’engagement en tant qu’accompagnants
L’enfer est pavé de bonnes intentions…
Une bonne intention ne garantit pas une bonne intervention, c’est un constat récurrent des espaces de réflexivité, comme par exemple la supervision…
Dans le monde de l’accompagnement au changement, notre manière d’intervenir repose sur un “mode d’engagement” qui oriente notre perception et notre action. J’ai particulièrement aimé la typologie proposé par Perrone et Doumit-Naufal, dans leur ouvrage *Provoquer le changement – L’approche stratégique résolutive”.
Les auteurs nomment cela l’intuition, ils la définissent non pas comme un simple pressentiment, mais comme un “filtre de lecture” qui « permet de décoder les signaux, puis de leur attribuer un sens et une intelligibilité, et enfin de construire une réponse aux informations décodées. » Ce sont “des instruments sur lesquels l’opérateur se base pour analyser la situation problématique et pour décider de sa stratégie d’intervention.” (Perrone & Doumit-Naufal).
Nos deux auteurs distinguent trois types d’intuition – ou modes d’engagement – qui influencent donc nos interventions : altruiste, missionnaire et opérationnelle. Ces orientations conduisent à des prismes d’analyse, qui peuvent soit enrichir nos actions, soit en limiter l’efficacité devenant ainsi des biais d’intervention.
L’espace de supervision offre un lieu privilégié pour observer et questionner ces tendances afin d’éviter leurs pièges.
L’intuition altruiste
vouloir aider l’autre…même quand il ne veut pas
L’intuition altruiste pousse l’intervenant à « agir pour obtenir le bien-être d’autrui » (ibid.).
“l’opérateur veut impérativement aider le client dans la résolution de son problème et il est fortement mobilisé afin de le soulager de la tension existante.”
Cette posture, a priori généreuse, peut déclencher deux effets paradoxaux :
1) « plus l’opérateur proposera des solutions, plus le client les exclura à cause de son défaut d’implication au processus » (ibid.).
2) “le client se servira des solutions, mais sans apprentissage concomitant d’une capacité à traiter les problèmes” (ibid.) rendant les changements non durables.
Un exemple fréquent est celui d’un coach ayant lui-même vécu la situation de son client, un burn-out, un harcèlement, un trauma…Il pourra se sentir poussé à éviter à tout prix cette souffrance chez son client, en cherchant activement des solutions à sa place. Or, ce faisant, il risque soit de créer une dépendance mutuelle, soit de proposer des changements qui resteront superficiels et éphémères.
Ce type d’engagement se retrouve également dans le secteur social avec les risques d’épuisement de l’intervenant que cela peut engendrer : « fatigue de compassion » identifiée par Figley (1995).
Les risques de l’intuition altruiste
L’implication excessive de l’accompagnant peut conduire à une « fatigue de compassion« , où l’intervenant s’épuise dans l’aide sans obtenir de transformation réelle. De plus, si l’intervenant ne veille pas à mobiliser le client dans sa propre résolution de problème, celui-ci peut « se servir des solutions, mais sans apprentissage concomitant d’une capacité à traiter les problèmes » (ibid.).
Détecter l’intuition altruiste : suis-je en train de trop vouloir aider mon client ?
Questions à se poser :
- Ai-je plus envie que mon client que le changement se produise ? Je me fais du souci pour lui…
- Est-ce que je ressens de la frustration ou de la fatigue face à son manque d’engagement ? Il ne se bouge pas !
- Suis-je en train d’anticiper les obstacles pour lui au lieu de le laisser expérimenter ? J’ai peur pour lui…
- Ai-je tendance à proposer trop de solutions alors qu’il n’en formule pas lui-même ? J’ai peur de ne pas parvenir à l’aider…
Indicateurs concrets :
- Vous vous sentez vidé après une séance.
- Votre client adopte une posture passive et attend que vous trouviez une solution.
- Vous avez du mal à accepter qu’il prenne une direction différente de celle que vous jugez « bonne pour lui ».
L’intuition missionnaire
prêcher la vérité…quitte à forcer l’adhésion
L’intuition missionnaire est caractérisée par une volonté de « propager une foi ou une doctrine » et repose sur une logique d’ »égo-finalité » où l’intervenant considère détenir la vérité (ibid.). Il « essaie de conquérir la carte du monde de son client afin de le convertir » à ce qu’il estime être la meilleure solution.
Cette posture est fréquente chez les agilistes convaincus que leur approche est la clé du succès organisationnel. En voulant « sauver » l’entreprise en lui imposant des pratiques agiles, ils peuvent provoquer des résistances naturelles. En effet, « il n’y aurait pas de clients résistants, mais des intervenants qui essaient de forcer l’agencement habituel des organisations » (ibid.). Le risque est alors de voir le changement rejeté, faute d’avoir pris en compte l’écologie du système.
Les risques de l’intuition missionnaire
Lorsqu’un accompagnant est trop persuadé d’avoir raison, il risque d’adopter une posture rigide où « les tentatives de ‘greffes’ pour la conversion du client finiront, généralement, par être expulsées » (ibid.). Cette approche peut nuire à l’efficacité de l’intervention en générant des tensions inutiles et en empêchant la co-construction.
Détecter l’intuition missionnaire : suis-je en train d’imposer ma vision ?
Questions à se poser :
- Est-ce que j’ai le sentiment de détenir une vérité que mon client ne voit pas encore ? Je me sens investi d’une responsabilité…
- Est-ce que je cherche à convaincre plus qu’à comprendre le point de vue de l’autre ? Je multiplie les explications, les arguments…
- Mon client exprime-t-il une résistance que je vis comme un blocage, au lieu de l’analyser comme un signal utile ? Je m’agace de cette perte de temps et d’énergie…
- Suis-je attaché à un cadre de référence unique (ex. une méthodologie, des valeurs) au point de rejeter tout autre angle de vue ? C’est pourtant évident ?
Indicateurs concrets :
- Vous ressentez une impatience face à la lenteur du changement.
- Votre discours est centré sur « il faudrait que » plutôt que sur « ce qui peut émerger ».
- Le client se ferme ou exprime des objections répétées.
Vers une intuition opérationnelle : s’ajuster au contexte
L’intuition opérationnelle se distingue par son approche pragmatique et collaborative. Plutôt que de chercher à imposer sa vision du monde ou à se sacrifier pour aider l’autre, elle repose sur une co-finalité, où « client et intervenant s’impliquent dans une logique de co-construction » (ibid.). Cette posture cherche à travailler avec les tensions existantes plutôt qu’à les nier, afin de faciliter l’émergence d’une solution adaptée au contexte.
« tandis que l’intuition altruiste pousse l’opérateur vers l’accomplissement de sa propre tâche à travers la réalisation d’une œuvre remarquable au service du client et que l’intuition missionnaire l’invite à convaincre le client à adhérer à ses justes principes à lui, l’intuition opérationnelle lui suggère d’inciter le client à opérer autrement à partir de son propre patrimoine. » (ibid.)
L’espace de supervision pour travailler son intuition
L’espace de supervision est un levier essentiel pour identifier et ajuster ces modes d’engagement. En prenant du recul sur notre propre posture, nous pouvons éviter les pièges de l’aide sacrificielle ou de la mission évangélisatrice et favoriser une approche plus ajustée.
Il ne s’agit pas d’éliminer ces tendances, mais de les conscientiser pour éviter qu’elles ne dictent nos interventions de manière automatique. Cet ajustement permet d’ouvrir la voie à des accompagnements plus pertinents et plus respectueux des dynamiques en place…
Qu’en pensez-vous : vous reconnaissez-vous parfois dans l’un ou l’autre de ces modes d’engagement ?
> perso, je ne suis pas fier de le constater, mais la “position du missionnaire” est si tentante 😉
Aller plus loin…
Pour approfondir, je vous invite à lire le Chapitre “l’amorçage du changement” dans la Troisième partie “Le changement à l’œuvre – La praxis de l’intervention” du livre *Provoquer le changement – L’approche stratégique résolutive*, dont sont extraites les citations de cet article…