Un regard systémique sur la frustration d’Anthony, épisode 2

La Frustration comme levier de Transformation Systémique

Dans le premier article, à partir de l’expression de la frustration d’Anthony, nous avons identifié quelques pièges qui guettent l’acteur du changement face à l’immobilisme. 

Dans ce 2ème article, nous allons revenir sur le piège de la réification ou chosification : croire à l’existence réelle d’un concept. Puis nous tenterons d’appliquer un regard systémique à la situation d’Anthony

Le laboureur et ses enfants

ou comment faire appel à la sagesse de La Fontaine pour éclairer le piège de la réification…

« Travaillez, prenez de la peine : C’est le fonds qui manque le moins. »

Un trésor paradoxal

Dans la fable de Le laboureur et ses enfants,La Fontaine raconte l’histoire d’un père mourant qui dit à ses fils qu’un trésor est caché dans leur champ. Pleins d’espoir, ils retournent la terre de fond en comble… sans jamais rien trouver. Mais, en cultivant ainsi leur terre, ils obtiennent une récolte exceptionnelle.

C’est en travaillant la terre que l’on finit par en récolter les fruits.

Et si l’agilité était ce type de trésor paradoxal qui n’existe pas réellement, mais dont on récolte les fruits après avoir fait l’effort de le chercher par un travail de questionnement et d’exploration

Non pas une chose que l’on peut appliquer ou imposer, mais une quête, donc un processus à cultiver collectivement, propre à chaque organisation.

A contrario, si l’on conçoit l’agilité comme une vérité extérieure, un modèle à adopter, un cadre à suivre :

👉 On l’implémente avec rigueur… et on s’étonne de la rigidité.

👉 On l’invoque comme solution… sans se demander à quel problème contextuel cela répond vraiment.

👉 On la confond avec des rituels… alors qu’elle devrait être une manière de questionner, d’expérimenter, de s’ajuster.

On confond finalité et processus…Obtenir le résultat sans passer par l’épreuve…la récolte sans la culture…

Et quand je parle d’agilité, c’est une illustration, au-delà je parle de changement…

Labourer son champ : explorer la situation avec le Carré Magique Systémique

Anthony, en posant la question “Comment avance-t-on ?”, cherche une réponse, une clé, un savoir qui lui permettrait de débloquer la situation. Mais cette question, formulée ainsi, suppose qu’une solution existe déjà quelque part, cachée, et qu’il suffirait de la trouver.

D’où la tentation des frameworks, des modèles…

Or, dans un contexte complexe, ce n’est pas une réponse préexistante qu’il faut chercher, mais une nouvelle façon de percevoir et d’agir dans la situation

C’est ici que le regard systémique peut être utile, non pas en fournissant une solution, mais en offrant un cadre de questionnement pour labourer son propre champ et y faire émerger du sens. Illustrons en appliquant notre boussole du Carré Magique Systémique

1. Conscience : de quoi parle mon propre ressenti sur cette situation ?

Face au blocage, Anthony ressent de la frustration, peut-être même de la colère. Il constate une inertie et perçoit des contradictions dans les discours et les pratiques.

Si ces émotions n’étaient pas à gérer, à dépasser, mais une source d’informations ?

👉 Qu’est-ce que cette situation vient toucher en moi ?

👉 Quelles attentes ou valeurs fondamentales sont mises à l’épreuve ici ?

👉 En quoi mon propre cadre de référence influence-t-il la perception de blocage ?

Plutôt que de chercher immédiatement à résoudre le problème, accueillir ces émotions permet d’élargir la compréhension : ce que je ressens me parle autant du système que de ma propre manière d’y être engagé. Cela m’invite à me connecter aux autres sur l’échange autour de nos ressentis, des valeurs, de la finalité, de ce qui est précieux pour nous…

Ici s’invitent potentiellement des questions qui dépassent le cadre de la situation et peuvent déboucher sur des questions existentielles. Voir les approches de coaching et supervision existentielle

2. Contexte et acteurs : quelles forces en présence influencent cette situation ?

Anthony voit des pratiques figées, des rituels qui semblent vides de sens. Mais ces pratiques ne sont pas apparues par hasard : elles sont le résultat d’interactions, d’histoires, de contraintes invisibles.

Si ces blocages étaient le reflet de tensions organisationnelles plus profondes ?

👉 Quel est l’avantage pour le système à maintenir ces pratiques ? Qu’est-ce qui pourrait être pire en cas de changement ?

👉 Quels paradoxes organisationnels rendent ce statu quo “logique”, “rationnel” ?

👉 Quels sont les enjeux des différents acteurs ? Ce qui les freine, ce qui les pousse à agir ainsi ? Les jeux de pouvoir ?

Ce questionnement ouvre une autre perspective : si ce que je prenais pour une “erreur” , une incompétence, découlait en fait d’une stratégie d’adaptation relative à la perception d’un contexte ?

D’où tout l’intérêt de l’apport sociologique, des travaux de Simon, Crozier, des réflexions sur le Travail…

3. Communication et interactions : quels non-dits et implicites nourrissent l’immobilisme ?

Beaucoup de tensions en entreprise viennent moins de désaccords explicites que d’incompréhensions latentes ou de règles du jeu implicites.

Si le blocage ne se trouvait pas dans les pratiques elles-mêmes, mais dans la manière dont les concepts sont interprétés, dont les règles sont internalisées, dont les interactions sont vécues ?

Si parler “d’agilité” constituait, par réification, la première merveilleuse façon de générer du désaccord ? Si on décidait de ne plus parler d’agilité, de quoi parlerait-on ?

👉 Quels messages sont envoyés (explicitement ou non) sur ce que “doit être” l’agilité ?

👉 Existe-t-il des injonctions contradictoires (“soyez flexibles, mais respectez les process”) ?

👉 Quels sont les malentendus qui empêchent une convergence sur les pratiques ?

Ce travail de mise en lumière des règles implicites permet souvent de sortir des frustrations superficielles pour voir ce qui sous-tend réellement le problème. Les apports de la nouvelle communication (cf. Yves Winkin) sont ici incontournables.

4. Co-responsabilité : quelle est ma part dans cette situation ?

Là réside sans doute la question la plus inconfortable… mais peut-être aussi la plus féconde.

Si je faisais moi aussi partie du problème… et donc de la solution ? Ou en tout cas de l’évolution…

👉 En quoi ma posture (attentes, mode d’action, discours), mon rôle, internalisé par moi et fantasmé par les autres, influencent-ils la dynamique du système ?

👉 Quels comportements chez moi, même involontaires, peuvent renforcer ce que je dénonce ?

👉 Quelle première petite action pourrais-je tenter, non pour “réparer” la situation, mais pour l’expérimenter autrement ?

Ici, il ne s’agit pas de se culpabiliser, mais d’ouvrir un espace de pouvoir d’agir. En reconnaissant sa part dans l’équation, on retrouve une marge de manœuvre, un point d’appui pour initier le changement.

Le trésor d’Anthony : une posture différente face au changement

En labourant son champ avec ces quatre axes de questionnement, Anthony ne trouve peut-être pas LA réponse toute faite qu’il espérait. Mais ce qui émerge est sans doute plus précieux :

🌱 Une autre manière d’être en relation avec la complexité.

🌱 Des leviers d’action là où il voyait une impasse.

🌱 Une capacité à co-créer le changement, plutôt qu’à attendre et donc désespérer qu’il advienne de l’extérieur.

Son trésor n’est pas un modèle à appliquer, mais une posture à cultiver.

Comme dans la fable de La Fontaine, ce n’est pas l’agilité qui était cachée, mais le potentiel de transformation qui croît avec le travail et le questionnement.

De la compréhension mutuelle à la collaboration : explorer les polarités du système

En poursuivant son questionnement, Anthony pourrait aller encore plus loin.

Si, au lieu de voir les “Tartuffes de l’agilité” comme des obstacles à contourner, il les voyait comme des alliés potentiels dans l’évolution du système ?

L’approche systémique nous invite à dépasser l’opposition frontale entre les clans pour reconnaître les polarités qui structurent une situation. Il est rare de ne pas être confronté à la plus vitale d’entre elles : la tension entre stabilité et changement.

extrait de ma conférence Paradoxes, résistances,…le changement à l’épreuve de la complexité

La matrice de polarité de Barry Johnson peut être un outil déterminant : au lieu d’un combat entre “vrais” et “faux” agilistes, elle permet d’explorer ce que chaque posture cherche à préserver et quelles craintes sous-jacentes l’alimentent.

👉 Quels bénéfices les “Tartuffes” perçoivent-ils dans leurs pratiques actuelles ? Peut-être voient-ils dans la formalisation des rituels un facteur de stabilité, un moyen de protéger l’organisation contre le chaos.

👉 De quoi ont-ils peur ? Remettre en question leurs pratiques pourrait signifier perdre leurs repères, voire leur légitimité en tant que garants des méthodes agiles.

👉 Et moi, qu’est-ce que je valorise dans mon approche ? Peut-être que ma volonté de remettre en cause ces routines vient d’un désir d’adaptation et de fluidité, de mon inconfort face à la rigidité.

👉 Quels risques y a-t-il à aller trop loin dans ma propre dynamique ? Si tout est en mouvement permanent, comment assurer une forme de cohérence et d’ancrage pour l’organisation ?

Illustrations caukaro sur l’article d’Olivier My
https://oyomy.fr/2020/04/polarity-management-pour-plus-dempathie-dans-la-resolution-de-problemes-complexes/

Ce type de réflexion permet de dépasser la logique des camps et de voir que, derrière chaque posture, il y a une intention légitime. L’objectif n’est pas de choisir un camp, mais de travailler ensemble à équilibrer les besoins de structuration et de flexibilité.

💡 Une piste pour Anthony ?

Plutôt que d’opposer “ritualisation” et “adaptation”, comment Anthony pourrait-il explorer l’ambivalence avec les acteurs en place ? Quelles expérimentations à petite échelle permettraient de tester une évolution des pratiques sans risquer un chaos organisationnel ?

👉 L’agilité n’est peut-être pas à trouver dans un modèle, mais dans cette capacité à articuler les tensions du système pour créer du mouvement sans briser l’équilibre.

Et si c’était là, le véritable trésor ? 🌱

Prendre du recul pour transformer la frustration en action

L’exploration du post d’Anthony montre une chose essentielle : dans un contexte complexe, la frustration est un signal précieux, mais elle n’est pas forcément suffisante pour débloquer la situation.

Sans espace pour la travailler, elle peut même rigidifier les positions et détériorer les relations…

Comment transformer cette énergie en levier de changement plutôt qu’en ressentiment ?

Nous avons vu que la clé réside dans le questionnement et l’exploration, mais encore faut-il disposer d’un lieu où l’on peut cultiver ce regard systémique, sans tomber dans la recherche de coupables ou la reproduction des oppositions existantes.

Où prendre ce recul ?

Dans mon expérience, les espaces d’intervision, pourtant pensés pour la prise de recul, peuvent rencontrer deux limites majeures :

1️⃣ L’effet de coalition : Le groupe peut renforcer une lecture binaire du problème (les agilistes contre les managers, par exemple), empêchant l’exploration des polarités.

2️⃣ Le manque de sécurité psychologique : Exprimer ses doutes, ses émotions, reconnaître son propre inconfort ou ses limites n’est pas toujours évident sans un cadre explicite et tenu qui facilite cette exposition.

Non pas pour apporter des “bonnes pratiques” ou des “solutions prêtes à l’emploi”, mais pour offrir un cadre où l’on peut labourer ensemble son champ, confronter ses angles morts et trouver ses propres trésors, ceux qui feront sens dans un contexte toujours singulier…

🔗(1)  Supervision

🔗(2)  Systemic Club

#PenserComplexe #Polarités #Complexité #Agilité #Changement #Leadership


Image https://www.flickr.com/photos/bmnstanislas/15421263039

Le laboureur et ses enfants – Les Fables de La Fontaine / dessins originaux de Grandville (1837-1838). Dessins extraits de l’album (cote BmN : Rés. 4288)

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