L’inconfort
J’ai du mal avec l’interprétation fréquente du principe de totalité de la Théorie Générale des Systèmes (TGS). Cette maxime qui affirme que
le changement d’un seul élément entraîne nécessairement un changement de la totalité des éléments.
Si cela est vrai pour une cellule biologique ou un atome, appliqué à une organisation de 5000 personnes, cela frôle l’absurde : le départ d’un “technicien de surface” n’a évidemment pas le même impact que le changement de directeur général.
Pourtant, selon ce principe, « c’est l’ensemble du système qui change ».
Quels sont les éléments ? Quelle est la nature du « changement » ?
L’hypothèse du seuil
Les principes de la TGS fonctionnent par analogie sur un « système humain » très restreint : couple, famille, équipe réduite de 10-15 personnes maximum. Dans ces configurations, les interactions sont suffisamment denses et continues pour que l’analogie biologique tienne. Au-delà, peut-être faut-il se tourner vers d’autres cadres théoriques, notamment la pensée de la complexité.
Ralph Stacey
Dans son ouvrage majeur Complex Responsive Processes in Organizations (2001), Ralph Stacey critique frontalement la « pensée systémique » (Systems Thinking) appliquée aux organisations humaines.
Pour lui, les organisations NE SONT PAS des systèmes au sens où l’entend la TGS. Elles ne sont pas des entités avec des frontières, des parties et un tout qui les transcende.
Il rejette l’idée même qu’une organisation ait une « existence » en dehors des interactions locales. Dire qu’une organisation « a » des propriétés systémiques est déjà une erreur de réification (transformer un processus en objet).
L’organisation est un processus temporel d’interactions (communication, pouvoir, relations), et non un système spatial avec une frontière (dedans/dehors).
Entendons-nous : il ne s’agit pas de nier l’existence des murs, des contrats de travail ou des badges à l’entrée (frontières physiques et légales).
Pour Stacey, la frontière opérationnelle n’existe pas. Une conversation intense avec un fournisseur stratégique ou un client en colère façonne autant l’organisation qu’une réunion de service interne. Les processus d’influence et de pouvoir traversent les murs. L’organisation ne s’arrête pas à la porte du bureau ; elle existe partout où ses membres interagissent.
Stacey admet que les interactions produisent des phénomènes qui ressemblent à de la stabilité systémique. Ce qu’on peut qualifier par analogie de « propriétés ».
Quelles sont ces « propriétés » (plutôt ces dynamiques) ?
Si l’on suit Stacey ,voici les dynamiques qui donnent l’illusion d’un « Grand Tout » alors qu’il n’y a que des interactions locales :
A. L’Auto-organisation locale (Self-organization)
- Le principe : L’ordre global (la culture, les résultats) n’est pas imposé par le DG (le « cerveau » du système), ni par une structure invisible. Il émerge des milliers d’interactions locales.
- Lien avec le “technicien de surface” : Le technicien de surface et son chef négocient leur réalité locale. Si cela se répète, cela crée un motif stable. On croit voir une règle du système, c’est une habitude locale qui s’est propagée ou stabilisée.
B. L’Émergence (vs le Résultat planifié)
- Le principe : Ce qui se passe au niveau global (le « système ») est imprévisible. C’est une propriété émergente. Personne ne l’a voulu, personne ne le contrôle.
- La propriété : Le tout est différent de la somme des parties, mais il n’y a pas de « pilote ». C’est pour cela que le changement planifié (type TGS ou ingénierie) échoue souvent : on essaie de piloter une émergence.
C. Les thèmes organisateurs (Patterning)
C’est ce qui remplace le concept de ‘Règles du système’ ou ‘Homéostasie’.
- Le principe : Les conversations entre les gens créent des thèmes narratifs récurrents (des récits, des habitudes langagières, des tabous, des évidences partagées). Ces thèmes contraignent les conversations futures.
- Pourquoi ça ressemble à un système ? Parce que ces thèmes sont très stables. On a l’impression d’une structure rigide (‘la bureaucratie’, ‘notre culture’), mais en fait, ce sont des gens qui répètent les mêmes schémas de conversation jour après jour, par habitude ou remède à l’anxiété.
D. Le Paradoxe (Stabilité et Instabilité)
- Le principe : Contrairement à un système cybernétique qui cherche l’équilibre (homéostasie), les processus humains sont fondamentalement paradoxaux. Ils sont à la fois stables (habitudes) et instables (chaque conversation peut amener à changer).
- C’est parce que chaque acteur est traversé par des contextes contradictoires (le paradoxe) que l’organisation évolue.
Synthèse
| Dimension | Vision Systémique Classique (TGS) | Vision Complexité (Ralph Stacey) |
|---|---|---|
| Nature de l’organisation | Un objet spatial (réifié). On peut le voir « du dessus ». | Un processus temporel. Un flux ininterrompu d’interactions. |
| Le changement | Il est planifié. On agit sur des leviers pour obtenir un résultat prévu. | Il est émergent. Le résultat est imprévisible et incontrôlable. |
| Le rôle du leader | C’est l’architecte ou le pilote qui dirige le système vers un but. | C’est un participant actif. Il influence mais ne contrôle pas le résultat final. |
| La Culture | Une structure rigide, une « chose » qu’on peut définir et changer. | Des thèmes de conversation récurrents stabilisés par l’habitude. |
| L’origine de l’ordre | Vient du haut (hiérarchie) ou de règles structurelles. | Vient de l’auto-organisation et des négociations locales. |
| L’intervention | Diagnostiquer le système global pour le réparer. | Modifier la qualité des interactions ici et maintenant. |
L’organisation n’est pas un système (une chose). C’est un flux ininterrompu d’interactions locales.
Ce que nous appelons ‘propriétés systémiques’ (résistance, culture, lourdeur) résultent de la stabilisation temporaire de ces interactions, maintenue par la répétition des contextes que les acteurs s’imposent mutuellement.
Cette distinction n’est pas qu’académique. Elle change la posture de l’accompagnant : si l’organisation est un flux d’interactions locales et non un système-objet, je ne peux ni « diagnostiquer le système » ni agir sur « des leviers ».
En conséquence, pour transformer une organisation, il faut transformer la qualité des interactions locales et les contextes que les acteurs co-construisent ici et maintenant.
Concrètement, comment fait-on ? On cesse de chercher des leviers globaux pour se concentrer sur la granularité des échanges.
C’est l’intention de notre modèle du Carré Magique Systémique : offrir une boussole pour décrypter ces interactions locales. Non pas pour modéliser le ‘Grand Tout’ , mais pour révéler, interaction par interaction, les contextes et les enjeux qui conditionnement le mouvement.
Transformer l’organisation, passe alors par changer les interactions, dont les conversations.