Crise de l’engagement ? Une analyse narrative

Dans un post LinkedIn du 19 décembre 2025, au sujet de l’AG d’Agile Toulouse, Rachel Dubois écrit :

4000 inscrit-es, 300 adhérent-es… 10 personnes à l’AG.
Ce n’est pas un problème d’organisation, ni d’outils, c’est un signal plus profond qui questionne.
J’ai écrit cet article en rentrant hier soir pour poser les choses clairement, car cela me travaille beaucoup. Si vous êtes membre d’une association, organisateur·rice, ou simplement concerné·e par la question de l’engagement collectif, je vous invite à le lire et à réagir, mais aussi à répondre à cette question que je me pose : dans une association comme la nôtre, qu’est-ce qui vous donnerait une vraie raison de venir à l’AG ? Qu’est-ce qui vous ferait passer de « membre » à « acteur » ?

Le texte de Rachel résonne avec mon expérience en tant que secrétaire de l’association des Superviseurs (PSF). J’ai connu l’inquiétude face aux chiffres, les questions lancinantes, les tentatives de mobilisation (par exemple une campagne LinkedIn avec les anciens président(e)s).

Maintenant que cette période est derrière moi (nouveau bureau élu, dynamique relancée), le post de Rachel fournit l’occasion de m’interroger autrement : non plus sur comment résoudre, mais sur la manière dont nous nous racontons ce type de situation.

Exercice de style ?
Plutôt entraînement au décodage narratif du fonctionnement organisationnel ( se référer à l’annexe “Qu’est-ce que l’analyse narrative ?”).
Au-delà du symptôme d’une association spécifique, c’est interroger nos récits collectifs sur l’organisation, l’engagement, la participation.

Nous ne réagissons pas aux faits bruts, mais aux histoires que nous nous racontons sur eux. Ces récits ouvrent certaines possibilités d’action et en ferment d’autres.

Avant de chercher à résoudre « la crise de l’engagement », interrogeons d’abord comment nous la formulons. Non pas pour dire « voilà la vérité », mais pour agrandir l’univers de la possibilité (Benjamin Zander et Rosamund Stone Zander).

Précaution : Ce qui suit n’est pas la vérité sur le texte de Rachel qui sert de matériau pour interroger nos récits collectifs – pas pour analyser Rachel ou Agile Toulouse. Quand j’écris « que raconte cette formulation ? », je ne demande pas « que pense Rachel ? », mais « que peut véhiculer ce type de récit dans nos organisations ? »

1. Exploration de quatre aspects du récit initial

Quatre formulations du texte de Rachel retiennent l’attention.
Que racontent-elles ? Que laissent-elles dans l’ombre ?

1) « Ce n’est pas un problème d’organisation, ni d’outils, c’est un signal plus profond qui questionne. »

D’emblée, cette formulation écarte l’explication technique.

Le niveau de causalité mobilisé : linéaire et technique.

La question implicite : « Le problème est-il de l’ordre du faire ou du savoir-faire ? »
Si oui → solution technique (améliorer la procédure, changer d’outil, se former).
C’est ce que j’appelle l’interrogatoire du « pratico-pratique » : chercher la cause et la solution au même niveau.

Ce faisant, un angle mort se crée.

En évacuant trop vite la dimension technique, on se prive d’interroger ce que racontent les outils et procédures eux-mêmes. Les dispositifs techniques ne sont pas neutres : ils concrétisent une vision du collectif, de la décision, de la participation.

Que raconte « une AG bien organisée et outillée » ?

Première hypothèse : être membre = participer à l’AG.

Cette évidence statutaire masque une question : l’AG incarne quelle dimension de l’appartenance ? La conformité formelle ? Mais qu’en est-il du sens de cette appartenance, ou du lien vécu entre membres ?

Deuxième hypothèse : la performance par la technique.

L’association internalise les codes de l’organisation performante : communication optimisée, outils numériques, procédures fluides, participation « facilitée ». Tout est « bien fait ».

Et si justement cet aspect performatif participait de la fatigue associative ?

Cette recherche d’optimisation pourrait faire écho à une fatigue sociétale plus large. Fatigue de la performance. Fatigue de la participation obligée, codifiée, encadrée. Fatigue de l’injonction à être « acteur ».

L’AG « bien organisée » reproduirait alors ce dont les membres cherchent peut-être à s’extraire dans leurs vies professionnelles et sociales.

2) « Simplement concerné·e par la question de l’engagement collectif »

Hypothèse implicite : la non-participation équivaut à « un problème d’engagement collectif ».

Autrement dit : le symptôme (AG désertée) est traduit en explication causale, et comme souvent, sous forme de manque plutôt que de plein. « C’est à cause d’un manque d’engagement collectif.« 

Passage à l’échelle : Comment passe-t-on de la question initiale (participer à un rituel spécifique : l’AG) à sa traduction dans un problème d’engagement collectif global ?
L’AG est-elle le révélateur du collectif, ou juste un format parmi d’autres ?

Que raconte cette explication ?

Elle déplace la responsabilité du côté du « collectif » – entité abstraite, insaisissable.

Mais qu’est-ce qui fait « collectif » ? Avant de questionner « l’engagement collectif », il parait intéressant d’interroger ce qui constitue (ou non) un collectif ?

Que ferme-t-elle ?

  • La responsabilité individuelle (puisque c’est le « collectif » qui est en cause)
  • La responsabilité institutionnelle (l’association elle-même, ses formats, ses rituels)
  • La réflexion sur le trop-plein (par exemple la fatigue abordée précédemment) en se focalisant sur le manque (d’engagement)

3) « Qu’est-ce qui vous donnerait une vraie raison de venir à l’AG ? »

Le registre mobilisé : la motivation individuelle.

Hypothèse implicite : la motivation provient d’une « vraie raison » – donc rationnelle. Cela postule un acteur rationnel qui calcule ses raisons de venir.

Que dit ce « vrai » ?

« Vraie raison » oppose implicitement :

  • Des vraies raisons (légitimes, rationnelles, conscientes)
  • Des fausses raisons (venir par habitude, par culpabilité, par obligation sociale)

On retrouve une causalité linéaire : bonne raison → participation effective.

Limites du modèle rationnel : la participation relève-t-elle seulement de la raison ?
Quid du désir, de l’affect, de la relation ?
Quid de la rationalité limitée (Crozier, Simon) – c’est-à-dire intégrant les enjeux individuels, pas forcément ceux que l’institution attend ?

4) « Qu’est-ce qui vous ferait passer de ‘membre’ à ‘acteur’ ? »

Le registre : retour à la responsabilité individuelle.

Hypothèse implicite : il existe une distinction entre « membre » (passif) et « acteur » (actif).

Dans le contexte d’une « crise de l’engagement », le terme « acteur » est chargé d’une valeur positive confèrant implicitement une supériorité morale à la posture d’action. Le récit ainsi construit renforce l’injonction à l’activité concréitsant l’engagement.

J’ai moi-même utilisé une formulation similaire dans la situation de PSF :
« Qu’est-ce qui vous ferait passer d »adhérent’ à ‘membre’ ? »

Ma variante suppose différents niveaux possibles d’appartenance :

  • Adhérent : lien minimal (cotisation, inscription)
  • Membre : lien vécu (reconnaissance mutuelle, interaction régulière)
  • Acteur : lien agissant (contribution, transformation du collectif)

Les implicites que cette échelle peut véhiculer :

  1. Être « adhérent » est insuffisant
  2. Il faut devenir « acteur »
  3. C’est un passage volontaire, décidé individuellement
  4. Il existe une progression linéaire et valorisée d’un niveau à l’autre

Ce que cela laisse dans l’ombre :

  • Que raconte cette vision en « niveaux » ? Que suppose-t-elle sur la manière dont se constituent les collectifs ?
  • Qu’est-ce qui définit « l’action » légitime dans un collectif ?
  • Le passage relève-t-il du choix individuel ou de configurations relationnelles ?
  • Quelles formes de participation moins performative ces niveaux rendent-ils invisibles ?

Rappel : Ces questions interrogent nos récits collectifs sur l’organisation – pas Rachel ou Agile Toulouse.)

Des récits enchevêtrés

Les quatre aspects étudiés dans cette première partie révèlent la manière dont nos récits enchevêtrent souvent plusieurs niveaux : 

  • Technique ↔ Idéologique 
  • Individuel ↔ Collectif 
  • Rationnel ↔ Émergent 
  • Causalité linéaire ↔ Complexité

Chacun ouvre une piste. Chacun crée aussi un ou plusieurs angles morts.
Ces angles morts ne disparaissent pas par la seule prise de conscience. Ils requièrent d’autres grilles de lecture. Ce sera l’objet de la 2ème partie…

2. Trois grilles de lecture

Dans Qui a tué le management ? L’inspecteur Stacey mène l’enquête, j’explore comment les « interrogatoires » de différents suspects (le pratico-pratique, le systémicien, le sociologue, etc.) révèlent des dimensions différentes d’un même symptôme organisationnel.
Aucun interrogatoire ne révèle la vérité complète. Leur croisement fait émerger des dynamiques possibles.

1. Sens-Loi-Lien : Quand la Loi ne suffit pas

Le modèle Sens-Loi-Lien (développé  dans cet article) distingue trois dimensions pour un membre d’une association :

  • Sens : en quoi être membre de cette association fait sens pour moi ?
  • Loi : le cadre qui légitime les décisions, les règles qui s’appliquent aux membres
  • Lien : ce qui me relie symboliquement aux autres membres, les interactions qui produisent un « nous » et alimentent la réciprocité de l’appartenance

En observant l’AG avec cette grille.

L’AG incarne essentiellement la Loi : souveraineté formelle, validation des comptes, conformité statutaire.

Questions :

  • Qu’est-ce que venir à l’AG produit en termes de Lien ? Suis-je relié aux autres autrement que par une procédure formelle ?
  • Qu’est-ce que l’AG réactive (ou pas) du Sens de mon appartenance ?
  • Quand une AG est « bien organisée et outillée », sur quelle dimension travaille-t-elle ? La Loi ? Et les deux autres ?

2. Le regard du sociologue : l’engagement comme injonction

Voir l’interrogatoire du sociologue dans Qui a tué le management ? L’inspecteur Stacey mène l’enquête

Le mot « engagement » a migré :

  • Du registre existentiel (Sartre : se définir par ses actes)
  • Vers le management (« engagement collaborateur »)
  • Puis vers la Cité, l’associatif (« engagement citoyen »)

Cette migration embarque une injonction paradoxale : on vous demande de vous engager librement… mais cela devient un impératif moral.

« Engagez-vous, qu’ils disaient ! » (Astérix légionnaire).

En regardant avec cette grille.

L’idéologie performative internalisée :
Les associations adoptent les codes de l’entreprise performante : communication optimisée, outils numériques, procédures fluides. Jusqu’à tenter de motiver par injonction.

La rationalité limitée (Simon, Crozier) :
La question « qu’est-ce qui vous donnerait une vraie raison de venir ? » présuppose un acteur rationnel. Mais s’engager relève du désir, pas de la raison.

La rationalité limitée nous rappelle que chaque membre poursuit ses propres enjeux, pas forcément ceux que l’institution attend.
Quels sont les gains/pertes perçus en venant (ou pas) à l’AG ?

3. La méthode Stacey : rituel, émergence et complexité

Voir la méthode de l’inspecteur Stacey dans Qui a tué le management ? L’inspecteur Stacey mène l’enquête

Les deux grilles précédentes révèlent des dimensions, mais ne rendent pas encore compte de la dynamique : comment un collectif émerge-t-il (ou pas) ?
Comment des interactions produisent-elles (ou pas) une organisation ?

Ralph Stacey considère les organisations comme des processus émergents, imprévisibles, qui évoluent au sein des interactions locales (Complex Responsive Processes).

Principe : Un collectif n’est pas un donné (une somme d’adhérents inscrits). C’est une émergence : quelque chose qui se produit dans l’interaction, ici et maintenant. On ne peut pas programmer le désir d’être ensemble.

En regardant avec cette grille.

Le rituel de l’AG :
L’AG maintenue « parce qu’il faut » (conformité statutaire) produit-elle encore des interactions génératives ? Quand un pattern persiste sans produire sa fonction, que révèle-t-il ?

L’ordre vs la complexité :
La formulation adhérent/membre/acteur que j’ai utilisée présuppose un ordre linéaire, des états stables et que l’on peut distinguer. La complexité nous rappelle que les organisations vivantes fonctionnent autant par le conflit, la friction, l’imprévu que par l’ordre et l’harmonie.

L’engagement relève-t-il d’un choix individuel rationnel, ou de configurations relationnelles émergentes qui le rendent possible (ou dissuasif) ?

Ouverture

Nous n’avons pas conclu. Nous n’avons pas résolu.
Nous avons ouvert des questions, croisé des regards, révélé des angles morts.

C’est précisément le mouvement de la réflexivité : non pas refermer sur LA solution, mais élargir l’univers de la possibilité.


Annexe : Qu’est-ce que l’analyse narrative ?

L’analyse narrative part d’un principe simple : nous ne réagissons pas aux « faits bruts », mais aux histoires que nous nous racontons sur ces faits.

Quand nous disons « il y a une crise de l’engagement », nous ne décrivons pas seulement une situation (« 10 personnes à l’AG« ).
Nous racontons une histoire SUR les faits :

  • Une histoire avec des personnages (les « engagés », les « désengagés »)
  • Une histoire avec une causalité (pourquoi en est-on arrivé là ?)
  • Une histoire avec une morale implicite (ce qui devrait être, ce qui manque)
  • Une histoire qui ouvre certaines possibilités d’action et en ferme d’autres

Le décodage narratif consiste à :

  1. Identifier les récits – Quelle histoire est racontée ? Par qui ? À qui ?
  2. Repérer les implicites – Quelles hypothèses sont tenues pour évidentes ? Qu’est-ce qui est présupposé sans être dit ?
  3. Révéler ses angles morts – Qu’est-ce que ce récit empêche de voir, de penser, de faire ?
  4. Explorer les récits alternatifs possibles – Quelles autres histoires pourraient être racontées sur les mêmes « faits » ? Qu’ouvriraient-elles ?

Pourquoi c’est important ?

Parce que tant qu’un récit reste implicite, il agit comme une évidence.
Et une évidence ne se discute pas, ne s’interroge pas – elle s’impose.

L’analyse narrative ne cherche pas à dire « le vrai problème, c’est…« , mais à créer de l’espace de conversation là où il y avait une manière automatique de comprendre la situation.

Elle ne propose pas la bonne solution, mais rend visibles les chemins que les récits nous ferment ou nous ouvrent.

Un risque inhérent : la posture surplombante

L’analyse narrative comporte un risque éthique : celui de s’arroger, même inconsciemment, le droit de dire « ce que l’autre pensait vraiment ».

Je me suis pris les pieds dans ce piège en présentant une première version de cet article à Rachel. Elle m’a gentiment recadré, me rappelant que nos expériences, même si elles résonnent, restent distinctes. Ce rappel est précieux : l’analyse narrative n’est pas une fin en soi, elle est faite pour nourrir une conversation.

Quand on décortique les implicites du récit d’autrui, on peut involontairement réduire son expérience à notre propre grille de lecture, ou disqualifier la légitimité du récit initial.

Pour éviter cette dérive :

  • Reconnaître la subjectivité de l’analyse : « Ce que je vois » ≠ « Ce qui est »
  • Ne pas nommer à la place de l’autre
  • Offrir des grilles de lecture, pas des diagnostics définitifs
  • s’en servir comme base d’une conversation

Cela demande beaucoup de discipline au quotidien… et le savoir n’empêche pas de se tromper. 🙂


Photo de Blogging Guide sur Unsplash

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