IA et Humain : l’effet Rashomon et la diversité

Il m’est arrivé récemment, à la suite d’un post sur LinkedIn, de vivre avec Guillaume Beauquesne ce que je vais nommer « un embryon d’effet Rashomon ».
Guillaume Beauquesne apporte un commentaire à mon post que je ne comprends pas bien et s’ensuit un échange entre nous qui aboutit à :

« D’où je me place, on est au cœur du sujet. Du vôtre, on est assez loin. Toujours intéressant de constater les différentes perspectives, et nos biais. »

Je lui réponds :

« Pour cela il faudrait s’accorder sur le sujet. Y’a des chances que vous soyez au cœur de votre sujet et moi du mien 😉 »

Merci grandement Guillaume pour cet échange 🙂

Comme je vous le disais, au lieu d’un désaccord stérile, j’y ai vu une illustration concrète de l’effet Rashomon.

Qu’est-ce que l’effet Rashomon ?

Le terme vient du film Rashōmon d’Akira Kurosawa (1950).

Plusieurs personnages racontent le même événement (un meurtre). Chacun en donne une version différente, cohérente en soi, mais contradictoire avec les autres. Le film ne tranche jamais : quelle est la “vraie” version ? (A la différence de son remake « Le Dernier Duel » par Ridley Scott).

L’effet Rashomon désigne donc ces situations où des personnes décrivent différemment la même réalité. Pas par mauvaise foi : simplement parce que nos perceptions, nos mémoires, nos intérêts et nos positions sociales façonnent notre récit.

Une richesse pour l’humain

C’est là qu’est le paradoxe. Ce que nous vivons comme une source de tensions — “qui a raison ?” — est en fait un levier vital : nos sociétés survivent et innovent grâce à cette pluralité des regards. Plusieurs auteurs ont abordé ce sujet :

  • Edgar Morin parle de dialogique : tenir ensemble des vérités contradictoires, sans chercher à les fusionner ni à en éliminer une.
  • Karl Weick montre que le sensemaking repose sur la mise en commun de récits partiels et différents. Dans les organisations à haute fiabilité, la divergence est même cultivée comme ressource : c’est l’alerte minoritaire qui empêche l’aveuglement collectif.
  • Scott Page a démontré que des groupes divers (parcours, perspectives, expertises) résolvent mieux des problèmes complexes que des groupes homogènes d’experts.
  • Wendy Smith & Marianne Lewis ont mis en évidence que la capacité à vivre avec des paradoxes organisationnels — plutôt que de vouloir les résoudre — est une condition de résilience et d’innovation.

Autrement dit : la diversité des interprétations se révèle indispensable à notre survie sociale !

Alignement… ou “ne voir qu’une seule tête” ?

Dans beaucoup d’organisations, on invoque l’alignement des équipes comme condition du succès. Mais que veut-on vraiment dire ?

  • Alignement comme clarification du cap commun, qui donne du sens tout en laissant place à la diversité des chemins ?
  • Ou alignement comme “ne voir qu’une seule tête”, où la pluralité des points de vue est perçue comme une menace et doit être gommée ?

L’effet Rashomon nous rappelle qu’une organisation vivante n’est jamais une armée de clones. La richesse vient de la capacité à tenir ensemble des récits partiels, parfois contradictoires, sans les effacer.
C’est moins confortable qu’un alignement imposé, mais c’est infiniment plus fécond.

Et l’IA dans tout ça ?

Les intelligences artificielles génératives ne vivent pas de divergences — elles les imitent.

Trois caractéristiques expliquent cette différence :

  1. Un entraînement qui lisse
    Leur apprentissage repose sur d’immenses corpus de textes. L’algorithme calcule la suite de mots la plus probable, donc la plus “attendue”. Cette logique statistique tend à éliminer les aspérités et à produire des réponses convergentes, “lissées”.
  2. Un “fais-plaisir” programmé
    Conçues pour interagir agréablement avec nous, les IA sont optimisées pour réduire le conflit : elles cherchent à paraître utiles, pertinentes, consensuelles. Changez radicalement de point de vue au cours d’un échange, et l’IA s’adaptera aussitôt, vous félicitant pour votre ouverture d’esprit.
  3. Une impossibilité de dépasser l’imitation
    Certes, l’IA peut simuler la pluralité en mettant en scène plusieurs points de vue. Mais ce ne sont que des projections statistiques. Rien de comparable à la divergence incarnée de l’humain, enracinée dans une expérience vécue, des émotions, des intérêts situés, et des rapports de pouvoir.

C’est là une différence majeure :

  • Chez l’humain, la divergence est enracinée dans une expérience vécue, subjective, corporelle, sociale. Elle comporte des enjeux affectifs, relationnels, politiques.
  • Chez l’IA, la divergence n’est qu’une mise en scène statistique, sans chair ni conflit.

L’effet Rashomon n’est pas qu’un “biais” : c’est une condition humaine différenciante. Là où l’IA produit du consensus apparent, nous, humains, vivons et faisons fructifier nos désaccords. C’est cette conflictualité — parfois inconfortable — qui fonde notre capacité de transformation collective.

Pour conclure

Peut-être que l’effet Rashomon n’est pas le signe de notre incapacité à nous entendre… mais la preuve que nous sommes capables d’exister ensemble malgré (et grâce à) nos différences.
C’est là que commence notre intelligence collective, et c’est peut-être ce qui nous distingue encore fondamentalement des machines.


Article wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Rash%C5%8Dmon_(film,_1950)

Edgar Morin, La Méthode. 1. La nature de la nature (Seuil, 1977) — introduction à la dialogique et à la nécessité de penser avec des contradictions.

Karl E. Weick, Sensemaking in Organizations (Sage, 1995) — l’art de construire du sens à partir de récits partiels et divergents.

Karl Weick & Kathleen Sutcliffe, Managing the Unexpected (Jossey-Bass, 2001) — sur la résilience et l’importance de la diversité d’attention dans les organisations à haute fiabilité.

Scott E. Page, The Difference (Princeton University Press, 2007) — démonstration que la diversité cognitive et sociale surpasse l’homogénéité d’expertise pour résoudre des problèmes complexes.

Wendy K. Smith & Marianne W. Lewis, Both/And Thinking (Harvard Business Review Press, 2022) — comment travailler avec les paradoxes au lieu de chercher à les trancher.

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