Conflit Cognitivisme/Pragmatisme dans les démarches de transformation

Une lutte entre cognitivisme et pragmatisme ?

Si vous avez déjà participé à une transformation d’entreprise – agile, entreprise libérée, holacratie, organisations “Teal” de Laloux – vous avez peut-être vécu une succession d’excitation et de désillusion. L’idée d’une organisation plus fluide, plus humaine, plus adaptative est séduisante, mais dans la mise en pratique, quelque chose coince. Pourquoi ?

Une hypothèse peut-être que ces démarches sont traversées par un conflit invisible entre deux visions du monde :

1. Une vision cognitiviste et rationnelle, issue des travaux d’Herbert Simon, qui conçoit les organisations comme des systèmes de prise de décision et de traitement de l’information. Modèle computationnel inspiré de l’ordinateur.

2. Une vision pragmatiste et relationnelle, qui considère les organisations comme des processus vivants, émergents, où l’action naît des interactions et de l’expérimentation continue.

Cette opposition, brillamment analysée par Philippe Lorino, peut expliquer bien des désillusions sur les transformations d’entreprise. Nous allons présenter quelques idées de son article « Herbert Simon : pour un bilan raisonné du cognitivisme »

Lorino, P. (2019) . Herbert Simon : pour un bilan raisonné du cognitivisme. Projectics / Proyéctica / Projectique, n°24(3), 79-92. https://doi.org/10.3917/proj.024.0079

« Méthode agile » : un oxymore révélateur

Prenons l’“agilité”, l’un des mouvements les plus influents de ces dernières décennies. En théorie, l’agilité s’inspire du pragmatisme :

✅ Elle valorise l’expérimentation plutôt que la planification rigide.

✅ Elle prône l’adaptation aux situations concrètes plutôt que l’application stricte de règles.

✅ Elle privilégie la co-construction et l’interaction au sein des équipes.

Dans la pratique, l’agilité s’est cependant souvent transformée en son contraire : un ensemble de cadres prescriptifs et de procédures rigides, à l’opposé de ce que pronait le manifeste de 2001.

Le simple terme “gestion de projet agile” est aussi un oxymore : d’un côté, la gestion de projet traditionnelle s’appuie sur des plans prédictifs et des indicateurs rigoureux (vision cognitiviste de Simon) ; de l’autre, l’agilité repose sur l’adaptation et la remise en question des plans (vision pragmatiste).

Là où une approche pragmatiste consiste à laisser émerger des pratiques adaptées au contexte, le monde de l’agilité a produit des méthodologies lourdes et prescriptives, comme SAFe (Scaled Agile Framework), qui cherche à reproduire l’agilité à l’échelle en ajoutant… de la structure, des rôles définis et des processus normés !

Bien entendu certaines organisations ont réussi à adapter ces cadres de manière flexible, en les ajustant à leur contexte spécifique plutôt qu’en les appliquant de manière rigide.

La quête du pilotage rationnel : OKR, KPIs et autres artefacts cognitifs

L’obsession pour les indicateurs de performance (OKR, KPIs, Velocity, Burn-down charts…), qui fleurissent dans les transformations « agiles » est également parlant.

Dans une logique pragmatique, un indicateur est une boussole, un repère temporaire pour se situer. Dans une logique cognitiviste, il devient une croyance forte, une vérité absolue qui conditionne l’action.

Ainsi, on observe des organisations “agiles” où les équipes et le management passent plus de temps à renseigner des tableaux de bord et à justifier leurs chiffres qu’à expérimenter de nouvelles solutions. On bascule dans un management algorithmique où l’indicateur devient plus important que la réalité du terrain – une parfaite illustration du biais cognitiviste dénoncé par Lorino dans son article.

Pourquoi ce conflit persiste et comment en sortir ?

Selon Lorino, si ces contradictions sont présentes, c’est parce que le management moderne est un héritage inconscient du cognitivisme. H. Simon a tellement influencé notre façon de penser les organisations qu’il est devenu une évidence implicite : nous raisonnons en termes de décisions rationnelles, d’optimisation, de procédures standardisées, même quand nous avons l’intention de faire autrement.

Cela explique pourquoi :

Les entreprises qui veulent devenir “agiles” finissent par chercher une recette à appliquer.

Les dirigeants qui prônent la liberté des équipes finissent par imposer des nouvelles règles pour la garantir.

Les organisations qui veulent encourager l’innovation se rassurent avec des frameworks structurés.

3 extraits

Voici trois citations extraites du texte de Philippe Lorino sur les croyances présentes dans la perception des organisations :

1. Rigidité des modèles prescriptifs :

« Les modèles doivent être conçus en tenant compte des possibilités pratiques de computation, quel que soit le degré de contrainte, d’approximation et de simplification qui leur est de ce fait imposé. » (Simon, 1979, cité par Lorino, p. 87)

📌 Explication : Cette citation illustre la tendance du cognitivisme à concevoir l’organisation comme un système optimisé, où les méthodes doivent s’adapter aux contraintes des outils de modélisation – un raisonnement qui aboutit à des frameworks lourds comme SAFe, éloignés de la logique adaptative de l’agilité.

2. Prédominance du pilotage rationnel et survalorisation des indicateurs :

« En posant l’hypothèse d’un monde où l’action pourrait être choisie pour atteindre des fins qui demeurent constantes et où les choix pourraient être évalués en fonction de préférences qui seraient données, Simon a élaboré un projet intellectuel qui permet d’inverser la priorité donnée à l’action, en faveur de la décision. » (Cohen, 2007b, cité par Lorino, p. 84

📌 Explication : Cette citation éclaire le biais cognitiviste dans les transformations d’entreprise : on met l’accent sur la prise de décision basée sur des indicateurs plutôt que sur l’action concrète et l’apprentissage de l’expérience.

3. A contrario : approche située et relationnelle des transformations :

« Une situation n’est ni l’environnement passif et réifié des processus cognitifs, ni une structure qui peut être observée objectivement de l’extérieur ; elle est définie comme le fait de relier activement des objets, des circonstances temporelles et spatiales, des événements et des individus pour former un tout compréhensible et opérant. » (Follett, 1925/2003, cité par Lorino, p. 89)

📌 Explication : Cette citation décrit la différence entre une transformation prescrite (vue comme un plan à exécuter) et une transformation pragmatiste, où l’organisation évolue en fonction des interactions et des situations concrètes.

Ces extraits viennent renforcer l’idée que les transformations d’entreprise échouent souvent parce qu’elles restent enfermées dans une logique rationnelle et prescriptive, alors qu’elles nécessitent une approche dynamique, relationnelle et située. A noter qu’il ne s’agit pas ici de succomber à la mode, la citation de Mary Parker Follett date de …1925 !

Synthèse

Voici un tableau récapitulatif des différences entre la pensée cognitiviste (Herbert Simon) et la pensée pragmatiste (Follett, Dewey, Weick, etc.), qui éclaire les tensions sous-jacentes dans les transformations d’entreprise.

Cognitivisme vs Pragmatisme dans les transformations d’entreprise

CritèresModèle Cognitiviste (Herbert Simon)Modèle Pragmatiste
(Follett, Dewey, Weick,…)
Vision de l’organisationUn système de prise de décision et de traitement de l’information.Un processus vivant, en constante évolution et co-construction.
Logique d’actionOptimisation et rationalisation :
on applique des modèles pour structurer l’action.
Exploration et adaptation : on apprend en expérimentant et en ajustant.
Place de la décisionPrimat de la décision : choisir le bon plan pour agir efficacement.Primat de l’action :
la décision émerge de l’interaction avec la situation.
Approche du changementUn processus planifié basé sur des objectifs et des indicateurs.Un processus émergent, guidé par les interactions et l’expérience.
Outils et pratiquesNormes, procédures, frameworks structurés
(ex : SAFe, OKR, KPIs).
Dialogues, expérimentations, apprentissage continu
(ex : feedback loops, sensemaking, improvisation).
Rôle des individusDes agents rationnels limités, dont on doit structurer la prise de décision.Des acteurs situés, qui construisent du sens à travers leurs interactions.
Rapport au savoirLa connaissance est stockée et transférée via des modèles et des représentations.La connaissance est produite en action, elle se renouvelle par l’expérience.
Mesure de la performanceIndicateurs quantifiables (KPIs, OKR) pour piloter l’action.Pertinence de l’action évaluée par son impact réel et l’apprentissage qu’elle génère.
Relation à l’incertitudeL’incertitude est un problème à réduire par la planification et la modélisation.L’incertitude est une ressource pour innover et tester de nouvelles voies.
Vision du collectifUne somme d’individus partageant des représentations et des processus standardisés.Un tissu de relations et d’interactions qui produit de nouvelles dynamiques.
Impact sur les transformationsSouvent rigides et bureaucratisées, car conçues comme des plans rationnels à appliquer.Agiles et évolutives, car construites dans l’action et adaptées aux contextes.

Ainsi, les transformations d’entreprise sont souvent conçues dans une logique cognitiviste ( plans rigides, frameworks et indicateurs rationnels). Pourtant, elles se heurtent à la réalité d’un monde incertain, relationnel et mouvant, qui s’accommode davantage d’une approche pragmatiste.

Chercher une transformation pragmatique plutôt que cognitive ?

Les transformations d’entreprise échouent souvent parce qu’elles restent prisonnières d’un modèle rationnel et prescriptif, même quand elles prônent l’agilité ou la libération.

Ce que montre Lorino, c’est que tenter de transformer en conservant inconsciemment un modèle cognitiviste aboutit à des contradictions, des incohérences entre l’intention et les pratiques.

D’où l’invitation à se poser une question fondamentale : sommes-nous inconsciemment en train d’appliquer un modèle cognitiviste sous couvert de transformation ?

Cette question à mon sens va être renforcée par la révolution de l’IA qui va inciter à tenter de calquer le focntionnement humain sur la nouvelle jeunesse d’un modèle computationnel. Avec le danger de devoir penser…comme des machines !

Est-il possible de concilier les deux modèles ou le cognitivisme a-t-il fait son temps comme le croit Philippe Lorino ? Qu’en pensez-vous ?


Photo de Pawel Czerwinski sur Unsplash

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