Les 3 Niveaux Logiques de l’Approche Systémique

L’approche systémique repose sur une vision globale et interconnectée des phénomènes, qu’il s’agisse de relations humaines, d’organisations ou d’écosystèmes. Comprendre et utiliser la notion de système implique de développer la compétence à maintenir la cohérence entre différents niveaux logiques.

3 niveaux logiques

Ces niveaux peuvent être modélisés sous forme de trois cercles concentriques, du plus abstrait et fondamental au plus concret et opérationnel.

1. Le « Penser Complexe » : Paradigme, Cadres de Référence et Croyances

Ce niveau représente les fondements conceptuels et épistémologiques de l’’approche de la complexité. Il regroupe les théories et modèles qui définissent la manière dont nous pensons le monde et notre rapport au réel. Ces concepts influencent profondément la manière dont les praticiens perçoivent et analysent les interactions au sein de ce qu’ils vont nommer des « systèmes ».

Exemples d’éléments du cadre de référence :

Théorie générale des systèmes (Ludwig von Bertalanffy) :
Postule que tout système est un ensemble d’éléments en interaction et qu’il est régi par des principes d’organisation, de rétroaction et d’autorégulation.

Cybernétique (Norbert Wiener, Heinz von Foerster) :
Met en avant la régulation des systèmes par des boucles de rétroaction positive et négative. Elle a évolué d’une cybernétique de premier ordre (où l’observateur se conçoit extérieur au système) vers une cybernétique du second ordre (où l’observateur fait partie du système et influence son évolution).

Nouvelle communication et paradoxes (Gregory Bateson, Paul Watzlawick, ) :
Insiste sur la communication comme processus systémique où les interactions sont déterminantes, et met en lumière les paradoxes et les injonctions dans les relations humaines.

Pensée complexe et dialogique, polarités (Edgar Morin) :
S’appuie sur la coexistence des logiques contradictoires et la nécessité d’une pensée intégrative pour appréhender la complexité.

Systèmes Adaptatifs Complexes (CAS – Complex Adaptive Systems) :
Décrit les systèmes ouverts qui évoluent et s’adaptent en interaction avec leur environnement.

Théorie du chaos et sensibilité aux conditions initiales (Edward Lorenz) :
Explique comment des variations infimes dans un système peuvent générer des transformations majeures à long terme.

Constructivisme et constructionnisme social :
Approches qui considèrent que la réalité est co-construite à travers les filtres individuels, les interactions humaines et les discours.

Ce premier niveau conditionne la manière dont les niveaux suivants sont perçus et appliqués.

2. Appliquer le « penser complexe » à un domaine : les approches systémiques

Le deuxième niveau concentrique regroupe les tentatives d’application d’un « penser complexe » à des domaines spécifiques. Ces approches dites « systémiques » adaptent les principes théoriques du premier niveau, le « penser complexe », sur un domaine particulier de l’activité humaine.

Exemples d’applications systémiques par domaine :

Biologie et écologie :
La biologie des systèmes analyse les interactions entre les composantes d’un organisme ou d’un écosystème. L’écologie systémique (ex. Howard T. Odum) explore la dynamique des écosystèmes en intégrant les flux d’énergie et les boucles de rétroaction.

Thérapie Familliale :
L’approche systémique en thérapie familiale (MRI, Jay Haley, Murray Bowen, Salvador Minuchin…) considère la famille comme un système interdépendant où les symptômes individuels sont souvent des réponses à des dynamiques relationnelles.

Thérapie et coaching individuel :
Des démarches comme l’approche orientée solutions (Steve de Shazer) et l’approche narrative (Michael White, David Epston) s’appuient sur une compréhension systémique des récits et des interactions sociales : l’individu n’est pas « le problème ».

Organisation et management :
L’approche systémique en organisation (Peter Senge, “La cinquième discipline”) insiste sur la pensée en systèmes, l’importance des boucles de feedback et l’apprentissage organisationnel (Chris Argyris).

Économie et société :
L’économie des systèmes (ex. Kenneth Boulding) et l’analyse systémique des réseaux sociaux étudient les interactions complexes entre acteurs économiques et sociaux.

Ce niveau illustre la diversité des champs d’application de la systémique et permet d’explorer des passerelles entre les disciplines. Par exemple, comment la thérapie ou la sociologie inspirent des interventions en entreprise…

3. Pratiquer le « penser complexe » au quotidien

Le troisième cercle correspond aux manières dont nous agissons en pratique dans nos situations. Outils et méthodes alignés avec les niveaux précédents, il s’agit de techniques opérationnelles permettant d’intervenir avec un « penser complexe » au sein des systèmes dont nous faisons partie.

Exemples d’outils et méthodes :

En psychothérapie :

Approche stratégique (École de Palo Alto) : Utilisation d’interventions paradoxales, de recadrages pour modifier des boucles interactionnelles inadaptées.

Approche systémique coopérative (François Balta) : Met l’accent sur la coopération dans la résolution des problèmes au sein des systèmes familiaux et sociaux.

Approche orientée solutions (Steve de Shazer) : Centrée sur les ressources et solutions déjà présentes chez les individus et les groupes.

Approches narratives (Michael White et David Epston) : Aident les personnes et les collectifsà se détacher d’histoires dominantes limitantes et à reconstruire des récits alternatifs mieux adaptés à leurs valeurs.

En entreprise et organisation :

Boucles de rétroaction et causalité circulaire : Outils pour comprendre les dynamiques organisationnelles et améliorer la communication.

Cartographie systémique : Utilisation de diagrammes de boucles causales pour visualiser les relations complexes entre les éléments d’un système.

Modélisation de systèmes complexes (Dynamiques des systèmes, Jay Forrester) : Méthode permettant de simuler les comportements d’un système pour anticiper les impacts de décisions stratégiques.

Management agile, holacratie,… : Systèmes de gestion qui favorisent l’auto-organisation et instaurent des boucles de feedback pour favoriser l’adaptation continue aux évolutions du contexte.

Ce dernier niveau permet aux praticiens de traduire les concepts systémiques en actions concrètes et adaptées à leur contexte d’intervention.

Attention au piège des outils

Une erreur fréquente dans l’adoption de l’approche systémique consiste à se focaliser sur les outils (niveau 3) sans adopter un « penser complexe » (niveau 1). Or, ce ne sont pas les outils qui sont systémiques en eux-mêmes, mais la manière dont ils sont utilisés dans un cadre de pensée qui prend en compte la complexité des interactions, des rétroactions et des dynamiques émergentes.

Un exemple classique est celui du « 180° » de l’École de Palo Alto, qui consiste à prescrire au patient ou au système en difficulté de faire exactement l’inverse de ce qu’il ferait habituellement. Mal compris, cet outil peut être réduit à une simple technique de résolution de problème en mode binaire : « il y a un problème, j’apporte une solution opposée ». Or, sans pensée systémique, cela reste une approche de causalité linéaire qui ne prend pas en compte le contexte, la singularité de la situation, l’aspect émotionnel, les boucles interactionnelles et les effets non prévisibles d’un changement dans un système.

Prenons un exemple en entreprise : une équipe subit une forte démotivation et un turnover élevé. Un dirigeant, utilisant une approche linéaire du problème, pourrait appliquer une solution « 180° » en instaurant davantage de liberté et d’autonomie, pensant que l’inverse d’un management rigide suffira à restaurer l’engagement.
Mais si la démotivation se nourrit d’un changement organisationnel récent, par exemple une fusion ou acquisition, un simple changement de style managérial ne modifiera pas les dynamiques sous-jacentes. Au contraire, il risque de renforcer les tensions, car les collaborateurs pourront interpréter ce retrait managérial comme un manque d’intérêt de la part des managers.

Ce piège est lié à une tendance habituelle à vouloir transformer le complexe en compliqué, c’est-à-dire à rechercher des solutions prédictives et reproductibles, alors que les systèmes humains se composent d’interactions évolutives et d’adaptations constantes. L’approche systémique ne fournit pas de recettes toutes faites : elle invite à observer les dynamiques en jeu, à questionner les représentations et à adapter les interventions en fonction de la spécificité du contexte.

Une autre illustration est fournie par l’adoption des méthodes agiles en entreprise. De nombreuses organisations mettent en place des pratiques agiles (stand-ups, sprints, rétrospectives…) sans réellement intégrer la logique systémique de l’adaptabilité, de l’apprentissage collectif et de la prise en compte des interdépendances. Résultat : la démarche est appliqué de manière rigide, comme une procédure figée, et perd sa dimension dynamique en particulier la prise en compte des boucles de feedback. L’entreprise reste bloquée dans une approche reposant sur la prédictibilité, alors que l’agilité repose sur une approche cybernétique adaptée au mouvement et à l’imprévu.

Rupture avec la pensée classique

Pour concrétiser notre propos, comparons dans un tableau les caractéristiques de la pensée analytique et du « penser complexe ».

Différences fondamentales entre la pensée systémique et la pensée analytique traditionnelle.

Illustrons ces différences d’approche avec deux exemples dans des domaines différents.

Exemple 1 : en entreprise

un manager se plaint auprès des RH d’un problème de désengagement de ses équipes.
Les RH lui proposent la solution habituelle : choisir une formation pour ses collaborateurs dans le catalogue d’un organisme connu ou de faire  appel à un coach d’équipe parmi les consultants référencés.

C’est un exemple de pensée classique : problème -> solution.

Adopter une approche systémique consiste à élargir l’exploration d’un problème à son contexte d’apparition (cf. Bateson). Ici, cela permet de faire émerger que le problème ne vient pas d’un manque de compétence des collaborateurs, mais d’une peur implicite de la prise d’initiative due à une culture organisationnelle ressentie comme punitive.

La formation proposée risque ainsi de renforcer le problème en renforçant le ressenti des collaborateurs par rapport à l’organisation, vécue comme punitive. Avec le risque de démotiver davantage les collaborateurs qui ne comprennent pas pourquoi ce sont eux qui posent problème et doivent changer ! Tandis que du point de vue des RH et du manager, la situation a été gérée : « on vous a offert une formation et vous continuez à vous plaindre ! »

La solution a renforcé le problème.

Exemple 2 :

🚗💨 Quand une mesure écologique… aboutit à l’inverse de ce qu’elle voulait corriger 🤔

Le malus écologique automobile vise à encourager l’achat de véhicules moins polluants. Chouette !

Mais en abaissant son seuil, il renchérit le prix des voitures neuves… et pousse les consommateurs vers le marché de l’occasion, où les véhicules sont plus anciens et donc plus polluants. Zut !

Résultat : la mesure pourrait paradoxalement aboutir à plus de pollution.

Exemple de pensée linéaire appliquée à un système complexe. Identification d’un problème (les émissions de CO2), application d’une solution directe (taxer les voitures neuves qui polluent)… mais les rétroactions du système provoquent des effets inattendus.

La solution a renforcé le problème.

Changement de posture

L’approche systémique implique un changement profond dans la posture du praticien, qui passe d’expert apportant des solutions à facilitateur du changement émergent :

L’incertitude devient une alliée :
le praticien accepte de ne pas tout maîtriser et d’avancer avec des hypothèses évolutives.

L’observateur influence le système :
il ne peut pas être neutre, il a une intention et fait partie des dynamiques qu’il cherche à comprendre.

Il privilégie les questions et expérimentations aux solutions (co-construction) :
plutôt que d’apporter une réponse immédiate, il favorise un questionnement et des expérimentations qui aident le système à s’auto-organiser différemment.

En résumé, un intervenant systémicien ne cherche pas à contrôler un système, mais à créer les conditions favorables pour son évolution. Cela implique de ralentir, d’accepter l’incertitude, de favoriser le dialogue et de s’attacher davantage aux processus qu’aux solutions toute-faites. Cette posture demande un lâcher-prise par rapport aux réflexes d’expertise et une capacité à accompagner sans imposer.

Alignement entre les niveaux : une nécessité

L’efficacité d’une intervention repose sur un alignement cohérent entre les niveaux :

Niveau 1 (Paradigmes et croyances) :
Une compréhension fine et une intégration des principes systémiques et de la complexité.

Niveau 2 (Approches systémiques par domaine) :
Une adaptation des principes en fonction du champ d’application et des spécificités du domaine d’intervention.

Niveau 3 (Outils et méthodes) :
Une mise en œuvre éclairée, flexible et contextualisée des outils et pratiques, en évitant toute rigidité méthodologique.

Sans cet alignement, l’intervention devient mécanique et perd son efficacité. Penser systémique, c’est accepter l’incertitude, explorer les interactions et ajuster les interventions en fonction des évolutions du système. C’est aussi savoir résister à la tentation des solutions simplistes et linéaires, pour embrasser pleinement la richesse et la dynamique des systèmes complexes.

Exemple en entreprise

Une entreprise adopte des réunions collaboratives en mode “Codev” pour faire émerger des solutions innovantes aux problèmes rencontrés au quotidien, mais conserve une culture du contrôle et de l’évaluation individuelle où certains sujets relèvent du domaine exclusif du CoDir.

Résultat : les collaborateurs jouent le jeu en surface, mais n’osent pas remettre en question les processus existants, les aspects organisationnels réservés au CoDir, ce qui limite la possibilité d’innovation.

Au final, rien de concret n’est réellement produit, les processus impactants et les blocages organisationnels ne sont pas questionnés. Les réunions collaboratives sont perçues comme inefficaces et une perte de temps, progressivement toute le monde revient aux manières de travailler traditionnelles…

L’approche systémique ne se limite pas à une boîte à outils, mais requiert une transformation en profondeur de la manière de penser, de traiter les ressentis et d’interagir.

Conclusion

Ces trois niveaux – paradigmes et croyances, approches spécifiques par domaine, outils et méthodes d’intervention – forment une structure essentielle pour comprendre et appliquer l’approche systémique. Naviguer entre ces niveaux permet d’adopter une posture plus fluide et efficace face à la complexité, en développant une capacité d’analyse globale et une flexibilité d’action. Cette progression, du cadre de pensée aux applications pratiques, est également un cheminement vers un changement de paradigme qui transforme progressivement la manière d’observer et d’interagir avec le monde.

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