Connaissez-vous Albert Moukheiber ?
Docteur en neurosciences, psychologue clinicien et chargé de cours : voilà ce qu’une recherche rapide sur Google nous apprend.
Albert Moukheiber a publié en septembre 2024 Neuromania : le vrai du faux sur votre cerveau.
“On ne peut pas réduire tous les problèmes à l’individu et à son cerveau, ni faire dire aux neurosciences et aux sciences cognitives ce qu’elles ne disent pas.”
Comme le souligne le titre de son livre, les neurosciences sont aujourd’hui très en vogue.
Vous voulez captiver un public ? Glissez “neurosciences” dans votre pitch (ajoutez “IA”, et c’est bingo !).
Voilà, j’ai casé neurosciences dans cet article 😉
❓ La systémique rendue obsolète par les neurosciences ?
Depuis que mon parcours professionnel m’a fait croiser François Balta, puis Jacques-Antoine Malarewicz, je suis “tombé en systémique”. Au point de devenir contagieux et de transmettre (volontairement) aux personnes autour de moi ma passion pour cette manière d’être au monde.
Pourtant, j’entends souvent des interrogations sur la “modernité” de la systémique : cette discipline des années 50-70 n’est-elle pas ringarde ? Quand même, maintenant « qu’on voit » ce qui se passe dans notre cerveau !
En effet, je me souviens de l’étrange impression lors de ma première visite à l’Institut Gregory Bateson de paris : photos en noir et blanc de figures historiques disparues, l’impression d’entrer dans un mémorial 🙂
Et il est vrai que certaines contributions des pionniers de Palo-Alto, comme le papier de 1956 sur la schizophrénie, peuvent sembler aujourd’hui … « décalées ». Ou bien Paul Watzlawick qui s’appuie dans « La réalité de la réalité » (1976) sur la théorie de l’asymétrie cérébrale (cerveau gauche/cerveau droit), théorie aujourd’hui dépassée, comme le raconte Moukheiber dans son livre justement.
Alors, faut-il jeter l’approche systémique aux oubliettes ?
🔺 La systémique : toujours actuelle pour une pensée complexe
Ce serait bien hâtif de tirer un trait sur la systémique au nom de la modernité, et surtout très dommage. Les auteurs d’une époque travaillent avec les connaissances disponibles.
Ce qui frappe, en écoutant ou en lisant Albert Moukheiber, c’est justement combien la pensée systémique et complexe reste pertinente et s’aligne avec la compréhension contemporaine du fonctionnement humain.
Voici quelques extraits d’un podcast où Moukheiber illustre ces liens (1) :
- Contexte et cybernétique : l’héritage de Gregory Bateson
“On ne pourra jamais comprendre le fonctionnement d’un humain en étudiant juste son cerveau.
Il faut toujours analyser une boucle de rétrocontrôle entre un cerveau, un corps et son contexte, car le comportement d’un individu provient parfois directement de son environnement.”
On peut ici se référer à « Communication et société » (1951), ouvrage fondateur de Bateson et Ruesch, qui intègre l’individu, le groupe et la société dans une même dynamique.
- Constructivisme et boucles causales
“Le cerveau est un organe d’interrelation, qui intègre, réagit et façonne en permanence son corps et son environnement. […]
On est des êtres qui façonnent leur environnement, mais qui sont à leur tour impactés par cet environnement.”
Moukheiber met ici en lumière les principes de circularité et de rétroaction, chers à la cybernétique et au constructivisme, avec Edgar Morin et son principe de récursion en écho (3).
- Changer de niveau d’explication
“Quand on voit un comportement, chez soi ou chez les autres, il faut se demander : quel est le bon niveau explicatif ?
Est-ce lié à des facteurs internes (croyances, émotions) ? Organismiques (fatigue, santé) ? Ou externes (normes sociales, culture) ? Cette démarche invite à dépasser une vision simpliste et à apporter un peu de complexité.”
Nous proposons dans notre démarche d’élargir et d’explorer pour dépasser le lien immédiat problème-solution.
4. Faire un pas de côté
« Apporter un peu de complexité, de contexte : faire un petit pas de côté, de côté, vers le haut vers le bas, aller un peu plus que juste rester au centre quoi… »
C’est précisément ce passage de l’individu au contexte, ce “pas de côté” que nous proposons de travailler dans notre parcours de formation à la systémique : mettre en pratique la prise en compte de la complexité dans un environnement social qui tend à individualiser les problèmes.
🔺 Exemple en entreprise : dépasser l’individualisation des problèmes
Un manager en formation évoque une situation où une collaboratrice pose problème :
“Elle se plaint tout le temps.”
• En quoi est-ce un problème pour toi ?
→ “Cela mobilise toute mon attention.”
• Et ?
→ “Ça m’empêche de traiter un problème d’organisation de l’équipe.”
• Quelle est la finalité de cette équipe ?
→ “Construire un produit.”
• Et ce produit satisfait-il les attentes ?
→ “Non.”
En explorant le contexte, sans se focaliser sur la personne mise en cause, nous découvrons que cette personne désignée comme problématique (dans le jargon systémique, le porteur de symptôme) joue un rôle utile : celui de détourner l’attention du problème majeur, ici, l’organisation défaillante de l’équipe.
Une équipe qui, en réalité, n’en est pas une : ses membres ne s’accordent même pas sur l’objectif commun d’amélioration du produit. Ils se renvoient la balle en jouant au jeu bien connu en entreprise de « c’est la faute à qui ? »
En élargissant et explorant (« petits pas de côté »), on passe ainsi rapidement d’une demande initiale très individualisée (“Comment gérer cette personne qui pose problème ?”) à une lecture systémique beaucoup plus large, qui offre de nouvelles options pour agir avec davantage d’impact…
Modernité et nécessité de l’approche systémique
En conclusion, la richesse de l’approche systémique, loin d’être obsolète face aux avancées des neurosciences, constitue un atout puissant pour appréhender la complexité humaine. Loin de réduire les comportements à des mécanismes cérébraux isolés, elle invite à replacer chaque situation dans un contexte plus large, fait de boucles de rétroaction et d’interactions dynamiques. Comme le rappelle Albert Moukheiber dans Neuromania, comprendre le cerveau ne suffit pas : il faut considérer l’individu en relation avec son environnement, ses croyances, et ses interactions sociales.
Ce dialogue entre sciences cognitives et systémique éclaire les défis contemporains : comment mieux vivre et travailler ensemble dans un monde marqué par l’incertitude et l’interdépendance. C’est en embrassant cette complexité que nous pourrons réellement innover, individuellement et collectivement.
Pour aller plus loin
Page Wikipedia d’Albert Moukeiber : Moukheiber n’est pas connu du grand public comme « scientifique » (par ses recherches, ses découvertes…), mais comme vulgarisateur (podcasts, livres…)
(1) le podcast sur sismic (parmi plein d’autres) à propos de son livre Neuromania
Cerveau et neurosciences : mythes et réalités – ALBERT MOUKHEIBER
(2) Principe de récursion
Edgar Morin, sociologue et théoricien de la complexité